17/09/2015

La désillusion et le mythe



" Et c'est précisément ce qu'il y a de plus impressionnant dans le phénomène allemand, qu'un individu qui est manifestement affecté, affecte son peuple entier, de telle sorte que tout se met en mouvement, comme une boule qui roule, inéluctablement, sur une pente dangereuse".

Dans l'Allemagne du début du siècle entre les révolutions des mouvements socialistes européens d'un côté et les sentiments de nationalisme grandissant de l'autre, il apparaît un champ de réflexion politique et intellectuelle axé sur une double conception de l'idée de communauté; l'universalisme de la communauté proposé par le socialisme marxiste se heurte avec le sentiment de communauté volkïsch qui trouve dans les événements de la Première Guerre le terrain le plus propice à sa diffusion et à son enracinement dans les esprits qui se reconnaissent ainsi dans la commune appartenance à la même patrie.
La guerre semble offrir, au moins à ses débuts, les éléments pour pouvoir parler de la naissance d'une sorte d'esprit collectif et communautaire qui expose et renvoie le moi des individus particuliers à l'intérêt de l'Un qui est à la fois le monde et le sol national.
Au même temps le socialisme marxiste qui réduisait le rôle de l'Etat et qui renvoyait aux idées de lutte de classe en se révélant ainsi dogmatique et inactuel est remplacé par les nouveaux espoirs du socialisme d'Etat qui, tout aussi bien que l'idéologie volkïsch, marque la défaite des idéaux d'universalisme et de libéralisme du 1789.
La guerre met en jeu le destin du peuple allemand et l'idée romantique de communauté de l'être prend la place de la vision du monde centrée sur la réalité matérielle de la lutte de classe et sur la nécessité politique de détruire l'Etat; ce dernier n'est donc plus ressenti en tant qu'instrument de l'oppression de classe mais il se pose comme garant de l'identité de la communauté nationale.
Dans la guerre il s'agit pour le peuple allemand d'aller à la rencontre de la mort afin de retrouver dans ce sacrifice ultime la réconciliation de l'individu isolé avec l'unité morale et historique du moi national; à ce sujet le président Clemanceau fait remarquer comme pour les allemands la mort s'élève à divinité et la guerre devient ainsi un pacte avec la mort.
Cette idée de la mort et du sacrifice, cette idée mythique et presque mystique de la mort est un élément qui nous parait important de souligner : la politique et la propagande nazies sauront bien reprendre et exploiter les flammes de tels sentiments romantiques et elles s'appuieront exactement et avec un vigueur extrême sur l'orgueil et l'identité trahis du peuple allemand qui, prêt au sacrifice ultime pour la conquête de la vie, a été obligé d'abandonner le conflit sans avoir été réellement battu en subissant ainsi la honte du guerrier qui renonce au dernier combat, le combat de la mort pour le droit à la vie.
Hitler exigera le sacrifice absolu remettant en discussion l'identité allemande en la revêtant du mythe du sang et du sol - l'espace vital.
En suivant l'analyse de Losurdo on fait remarquer comment, strictement lié au discours de la communauté, un nouveau discours sur l'essence du concept de peuple se dévoile et s'oppose aux vielles visions révolutionnaires qui faisaient du citoyen du monde l'effigie universelle de l'homme.
Peuple désigne maintenant, et cela à partir des années vingt, une communauté qui partage un même être historique et culturel; la division en nations, en classes ou en Etats n'est pas simplement une erreur conceptuelle qui peut être résolue dans l'idéal universel d'une unique humanité, l'homme en tant qu'individu doit être caractérisé par son appartenance à un peuple  dont il partage une historicité déterminée.
Le jusnaturalisme semble alors ici nié tout comme la vision naturaliste du monde et de l'humanité.
Schmitt soulignera l'importance du nazisme et du fascisme qui ont substitué le concept universel et vide d'homme avec celui bien plus spécifique et historiquement déterminé de citoyen d'un peuple face auquel tous ceux qui ne partagent pas la même histoire sont identifiés en tant qu'étrangers.
Le nazisme réalisera la partition absolue entre ces deux concepts de citoyen et étranger au travers de la politique antisémite et la redéfinition juridique et sociale du statut d'allemand.

Un autre thème intéressant du débat politique et intellectuel de la période entre les deux guerre est celui de la crise de l'Occident qui se retrouve de plus en plus compressé entre les deux systèmes à l'est et à l'ouest (le modèle américain et le modèle soviétique) qui se basent sur le même concept de massification de l'homme et de quantification de la vie.
L'occident, donc l'Europe, a pour tâche de mener à bonne fin cette lutte de systèmes et de reconquérir sa propre authenticité et cette authenticité n'est autre chose que son historicité laquelle remonte à la tradition grecque, à la grécité comme essence originaire du peuple fort et rédempteur, le peuple romano-germanique.
Pour Heidegger comme pour bien d'autres intellectuels de l'époque l'Allemagne est le peuple  appelé à résoudre cette crise dictée par l'influence négative et a-historique des conceptions libérales et

mercantiles.
L'Occident avec l'Allemagne en son centre, dans la position la plus
difficile et la plus déterminante, exclue tant les Etats Unis d'Amérique et l'Union soviétique que les Etats colonisés d'Afrique, ces derniers habités par des populations qui ne paraissent pas répondre aux critères de culture, de rationalité et d'historicité communs aux communautés historiques et historiquement déterminées.
L'historicité du hic et nunc chère à Heidegger devient critère absolu d'exclusion pour tous les sujets qui, manquant de l'appartenance au sol, ne peuvent pas prétendre à faire partie de la communauté historico-culterelle.
Strictement liée à telle critique des systèmes libéral et mercantile, qui oublient la vraie essence des peuples dans les sublimations de l'universalisme indéterminé, est la critique adressée au peuple juif qui, aux yeux de Sombart, incarne l'esprit déraciné qui n'a plus d'appartenance au sol, incapable de se reconnaître en une historicité territorial, symbole enfin de la pensée matérialiste et naturaliste qui nie la particularité de l'être-là historique et qui présente le réel sous la forme fausse et abstraite de l'humanité universelle.
La figure du juif représente alors la contradiction originaire de l'homme qui n'appartenant à aucune communauté de sol et sang porte en lui la négation absolue de tout enracinement et l'image toujours ambiguë du parvenu: les juifs allemands peuvent venir considérés comme sujets faisant partie de l'Etat allemand mais ils ne sont pas des citoyens allemands participant de l'essence du volk germanique.
L'assimilation comme trait caractéristique de la possibilité d'être pour les juifs allemands devient ainsi le non-lieu originaire de la participation au moi collectif de l'histoire du Volk, histoire qui se pose en tant que seule vérité et seule garantie d'existence, là où le droit du sol est nié à tous ceux qui dans ce sol ne peuvent pas revendiquer des racines biologiques.
A  propos de cette contradiction Enzo Traverso nous rappelle les deux termes allemands Staatsangehôrigkeit et Volksangehôrigkeit, le premier indiquant les droits civiques et le deuxième l'appartenance à la nation allemande; dans ce contexte d'assimilation contradictoire les juifs allemands n'auront accès qu'à la première manière de faire partie de l'Allemagne.
Traverso fait remarquer comment sous la République de Weimar où les juifs allemands se voient reconnaître les droits civiques, c'est en réalité l'élément contrasté de l'assimilation en tant que négation des origines qui se proclame.
La communauté juive ne perd en rien son essentielité sinon dans le fait de se détacher de son effigie religieuse tout en se repliant sur la mémoire vive de la communauté culturelle.
Le juif restera juif chez lui pour revêtir l'habit de citoyen allemand dans la société allemande qui, elle, comprend et affirme l'illusion de telle symbiose.
L'auteur retrouve ici Freud dans le concept de juif sans Dieu " qui ne comprend pas la langue sacrée, qui est étranger à la religion des pères, qui ne peut partager les idées nationalistes et qui cependant n'a jamais nié l'appartenance à son peuple, qui éprouve sa particularité comme juive et qui ne la veut pas autre".
Il est important de souligner que la montée de l'antisémitisme au cours du XX siècle apparaît étroitement liée au processus d'assimilation; la présence considérable des juifs dans les domaines du commerce et des professions libérales les place dans les rangs des classes aisées de la population allemande tout en gardant la partialité de leur intégration.
Cette ambivalence entre le titre de citoyen et sa formalité sociale et professionnelle et l'esprit résolument tourné vers l'appartenance à la communauté juive devient le point de force qui fait des juifs une communauté universelle sur un territoire national spécifique qui suscite la révolte d'un autre peuple, le peuple de ce territoire qui cherche ses racines dans ce sol, l'esprit tourné vers un passé mythique.
A partir de là le nationalisme allemand se reconnaît par contradiction à travers le cosmopolitisme des juifs.
La puissance de telle identité sans territoire semble alors constituer le principal obstacle à la constitution et à la sauvegarde du Moi allemand. Il s'agit d'anéantir cette identité universelle qui se pose au-dessus du sol, de l'esprit sacrée du sol, pour permettre à l'identité allemande de se réaffirmer, de se prouver et d'imposer au monde son être et son Etant.
Face à la montée du national-socialisme et à la féroce propagande antisémite "le sort des parvenus juifs ne pouvait qu'être tragique.
Désespérément accrochés à une idée de la germanité incarnée par l'Aufklärung de Lessing, Kant et Goethe que le national-socialisme avait complètement détruite, ils furent incapables de comprendre la catastrophe qui était en train de s'abattre sur eux et, dans la plupart des cas, demeurèrent passifs face à la persécution".
On se sent de dire que faute de cette assimilation manquée, du vide identitaire constitutif de ce processus et masqué des deux cotés par les présupposés mêmes du concept d'assimilation, l'anéantissement légal de l'une des deux parties a pu être accepté et compris par l'autre.
L'identité sacrée du peuple de sol et sang doit s'ériger contre la corruption de l'universalisme qui fait de l'homme un déraciné errant.
La spécificité de l'être historique doit libérer l'esprit de l'aplatissement existentiel et historique de l'homme considéré en tant que citoyen, revêtu des habits juridiques d'une identité impuissante et quantitative garantie par l'Etat constitutionnel qui renvoie les relations humaines à des rapports abstrais de droit et de devoir.
On verra le nazisme organiser tout un système juridique et bureaucratique qui mettra fin à l'Etat de droit pour lui substituer l'Etat d'exception où le pouvoir légifère dans les espaces du non-droit, de l'au-delà du droit.
Dans cet espace d'exception le juif sera le premier sujet exproprié de
cette identité de citoyen dont il était porté comme le symbole et le danger; le droit universel des peuples errants est nié par le droit du sol et, dans l'acception proprement nazie de tel discours, par le droit du sang.
Au peuple allemand, porteur de la grande historicité qui se reconduit aux origines grecques, il est imposé de porter jusqu'aux extrêmes conséquences l'oeuvre de destruction de la modernité et de ses mythes: le peuple allemand unifié par le sol et le sang est appelé à se montrer en toute sa volonté de puissance et à accomplir ce que Heidegger définit avec Nietzsche le nihilisme complet, celui qui détruit l'universalisme massifiant de la modernité fausse et libérale.
Le début de la guerre et les premiers succès allemands seront alors aperçus comme la mort de cette modernité et la victoire de la volonté de puissance, mais on est encore au stade initial de la lutte et le peuple allemand se doit d'aller maintenant au-delà du nihilisme complet; la suite négative de la guerre et l'échec de la campagne en Union Soviétique pousserons Heidegger à reconnaître plutôt à cette dernière la puissance de caractère romain dérivée de la domination absolue de la technique.
Le peuple allemand doit alors être renvoyé à son essence métaphysique, à son être-grecque; l'Allemagne est ainsi les pays qui doit se sacrifier pour et à la vérité de l'être.
Il nous semble de pouvoir dire avec Losurdo que cette négation absolue et radicale de la valeur universelle de l'homme a été un des facteurs
dominants qui ont permis aux nazisme de se construire; les dures polémiques contre les valeurs politiques et sociales sorties de la Déclaration de 1789 donnent une image de la modernité prisonnière de l'abstractisme a-historique de la pensée calculatrice.
Néanmoins cette lutte menée au nom d'une sorte de nominalisme historique basé sur les idéaux du sol et du sang et sur l'exaltation de la guerre en tant que lieu privilégié du sacrifice de l'homme qui aspire au surhomme, cette lutte en dévoilant les limites de l'universalisme, détruit au même temps le concept d'homme et l'inviolabilité de son être qui, elle seule, est universelle.
Cette négation ouvre les portes à Auschwitz.
Au sujet des sentiments mythiques nourris des idéaux d'appartenance nationale et d'identité collective et de leur dérive négationniste nous pensons à la figure proposée par Jung en 1936, le dieu Wotan, la fureur volcanique et l'essence militaire et teutonique.
Jung nous suggère ainsi que le peuple allemand semble être affecté par une sorte d'Etat de colère qui est d'ailleurs typique de tous les peuples lorsqu'ils se retrouvent face au mouvement incessant de leur cours vital sans avoir les moyens de tenir à frein les forces originaires de leur être.
Wotan est une puissance pure qui, à différence des dieux grecs qui veillaient sur les hommes, ne fait que se retirer lorsque la situation et les temps ne lui offrent un champ d'action favorable; il sommeille et il continue à agir dans les profondeurs, attendant un nouvel éclat où les esprits se retourneront vers lui.
Ce réveil puissant et dangereux ne peut se réaliser qu'en fonction de la nature incontrôlable des mouvements de masse, le retour de Wotan ne peut se produire que si l'esprit du peuple en résulte affecté d'emblée.
"La vie des peuples est semblante au cours d'un torrent bouillonnant que personne ne peut endiguer; personne n'en est maître, en tout cas aucun être humain, mais Un seul Etre qui fut toujours plus puissant que les hommes(...)
Dès que ce n'est plus l'être mais la masse qui se meut, la régulation humaine cesse et les archétypes commencent à exercer leur influence(...)".
Cette analyse de l'affectation du peuple allemand par les forces originaires de Wotan se transforme dans les écrits jungiens de l'après-guerre en consternation face à ce qu'il nous indique être un état d'hystérie collective qui se manifesterait comme un état de dissociation des qualités opposés qui dans l'individu normal s'équilibrent; proie de tel élan hystérique le peuple allemand s'est laissé emporter par la folie d'un mythe de destinée à accomplir pour s'accomplir, il s'est jeté dans l'entreprise de conquérir le monde insouciant des précédentes défaites et sublimé dans l'aveuglement mythique et hystérique.
A la mort des dieux proclamée par l'esprit rationnel des Lumières il a suivi une sorte d'intériorisation des puissances démoniques qui étaient auparavant les mythes; désormais le mythe exclu de la culture et de la société reste au travail dans le psychologique et risque de se manifester
dans le pathologique.
"Ce à quoi l'Allemagne vient de nous faire assister n'est que la première explosion d'une aliénation généralisée, une irruption de l'inconscient dans les sphères d'un monde en apparence passablement ordonné".
Walter Benjamin offre une réflexion intéressante sur le rôle du passé lorsqu'il est réveillé par le présent; pour qu'il y ait création d'un lien communautaire avec le passé il faut que le présent soit prêt à appeler le passé dès qu'il entend la voix de celui-ci.
Ce serait ici une sorte de dernier appel à l'histoire pour qu'elle se soustraie au subjectivisme hypocrite et bourgeois de l'historicisme et du libéralisme de la rédemption.
Il nous intéresse de nous arrêter sur le discours de l'auteur au sujet de la relation entre la tragédie classique et le Trauerspiel en tant que lieu où l'esprit allemand baroque a recherché le devenir de son passé mythique; dans ce contexte l'origine demande à être connue à la fois comme restauration et comme ouverture, oeuvre à accomplir. Si l'on reprend la distinction entre la tragédie classique et le Trauerspiel,, la première se caractérisant par la présence du mythe en tant que sujet du drame, la seconde par la représentation de l'histoire telle que les acteurs se la figurent au moment du drame, il nous semble de pouvoir dire que dans l'Allemagne du XX siècle le deux éléments se rejoignent et s'entremêlent pour devenir instrument politique.
D'un côté l'on assiste à la recherche du mythe avec la grandeur et le faste des anciens empires et empereurs, tandis que de l'autre s'élève l'imminence et l'immanence de l'histoire qui impose la réponse à la question de l'être: l'être allemand actuellement errant et perdu cherche alors sa signification historique dans le mythe.
"L'origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir.... l'origine ne se donne jamais à connaître dans l'existence nue, évidente, du factuel, et sa rythmique ne peut être perçue que dans une double politique. Elle demande à être reconnue d'une par comme restauration, une restitution, d'autre part comme quelque chose qui est par là même inachevé, toujours ouvert".
Encore Benjamin reprend un thème typique de l'âge baroque, celui de l'état d'exception comme un des dangers extrêmes que le souverain doit avoir le soin d'éviter afin de ne pas laisser son pouvoir prendre les formes ainsi nécessaires de la dictature: il faut empêcher que l'image du souverain s'accomplisse en celle du tyran. Mais il reste toujours un quelque chose qui peut parler en faveur du souverain devenu tyran: l'ivresse de son pouvoir n'est autre que le résultat  du déséquilibre entre sa grandeur en tant que souverain et sa misère en tant qu'homme. Dans le drame qui représente l'état d'exception le souverain devient ainsi la victime tragique des limites humaines qui le plongent dans un accès de folie destructrice où non seulement le souverain et sa court, mais aussi le monde et l'histoire sont inexorablement entraînés.
On verra l'Etat nazi fonctionner et s'exercer en tant que pouvoir absolu exactement dans ce terrain d'exception où le souverain acquiert la puissance extrême qui décide de la vie et de la mort dans les espaces nus exclus de l'ordre des chose et du monde; de la destruction suprême l'histoire et la justification de l'être qui la fait doit surgir avec toute la puissance du passé mythique qu'il s'agit de réaffirmer; en cas d'échec la folie de destruction affectera cet être même auquel revenait le devoir de l'histoire passée et à venir.
Deux auteurs comme Marx et Engels nous proposent une vision de ce qu'ils appellent la manière typiquement allemande de faire l'histoire; pour ce peuple il s'est toujours agit de faire de l'histoire à partir de l'idée de l'universel et de l'unique pour ainsi expliquer l'humain et le réel, inversant par conséquent le vrai rapport de production de l'existant: l'histoire doit être faite à partir de conditions strictement matérielles qui déterminent l'être de l'homme et sa représentation du monde. Or, pour l'Allemagne il s'est toujours agi de dire et  interpréter l'histoire à partir non de l'homme mais d'une idée posée comme universelle et qui, elle, doit enfin renvoyer l'essence et la matière tant de l'homme comme individu que de sa détermination collective en tant qu'histoire des Etats et politique mondiale.
"Mettons qu'une époque s'imagine être déterminée par des motifs purement religieux, bien que politique et religion ne soient que des formes de ses moteurs réels: son histoire accepte alors cette opinion. L'imagination, la représentation que ces hommes déterminés se font de leur pratique réelle, se transforme en la seule puissance déterminante et active qui domine et détermine la pratique de ces hommes(...) tandis que les Français et les Anglais s'en tiennent au moins à l'illusion politique, qui est encore la plus proche de la réalité, les Allemands se meuvent dans le domaine de l'esprit pur et font de l'illusion religieuse la force motrice de l'histoire" .
Dans Le crépuscule des idoles  Nietzsche reproche aux allemands d'avoir non seulement besoin d'un esprit mais de vouloir encore se l'attribuer, s'arroger d'un esprit sans pour autant avoir le regard esthétique qui seul peut offrir à l'homme le sentiment de plénitude face au monde; seul dans cette état d'ivresse l'on peut prétendre à remplir les choses de soi-même et à les forcer à le contenir.
C'est dans la Seconde considération intempestive qu'il nous dévoile le regard nécessaire à tenir face à l'histoire: il est essentiel pour vivre véritablement de sortir des chaînes du passé et de se vouloir en voulant la vie avec tout le poids de la responsabilité de son propre être, l'être d'un homme ou d'un peuple tel qu'il est, tel qu'il a à être en assumant la responsabilité de ce qu'il a été, la force de l'oubli.
En ces termes l'obsession de l'identité perdue et humiliée caractéristique de l'Allemagne entre les deux guerres nous parait être le signe de ce que Nietzsche appellerait la décadence.
Au même temps on pense aux trois types nietzschéens de référence à l'histoire propres à l'homme et participant des trois aspects de son être, l'impulsion vive à l'action, l'esprit de conservation et le besoin de
délivrance causé par la souffrance;
on croit d'observer dans l'idéologie national-socialiste l'interaction entre l'attitude à l'action et le besoin de délivrance; Hitler ne cessera pas de se référer à la nécessité de réaffirmer la gloire du passé en passant par une action qui se produit sur la nécessité de la révolution permanente et sur le besoin de se venger de la souffrance dictée par la décadence et l'injustice du présent.
"Quelque soit le moment, nous devrions une fois avoir le droit de placer graduellement notre but plus haut et plus loin; en quelque temps que ce soit, nous devrions pouvoir nous accorder le mérite d'avoir recrée en nous-mêmes, l'esprit de la culture romaine-alexandrine - aussi dans notre histoire universelle- d'une façon si grandiose que notre plus noble récompense serait de nous imposer la tache d'aspirer au-delà de ce monde alexandrin et de chercher nos modèles, d'un regard courageux, dans le monde primitif, sublime, naturel et humain, de la Grèce antique(...) Lors même que nous autres, Allemands, nous ne serions pas autre chose que des héritiers, en regardant une pareille culture comme un héritage que nous devons nous approprier, nous ne serions imaginer quelque chose de plus grand, quelque chose dont nous serions plus fiers que précisément de recueillir cet héritage"
Thème, celui du regard vers le passé qui éclaircie la possibilité de l'à-venir en dévoilant l'originaire puissance de l'être qui s'affirme et se veut, qui trouvera chez Nietzsche même une définition très précise et chez Martin Heidegger la plus enthousiaste des célébrations.
Le national-socialisme a su se présenter, du moins au début, comme la possibilité inouïe de cette quête de l'esprit originaire, comme la volonté pure qui redonne à l'être la puissance pour s'affirmer absolument et éternellement; Heidegger même a voulu croire à l'avènement du nazisme comme à cette possibilité de renaissance sans en voir pour autant le mensonge; pour le nazisme il ne s'est jamais agi de formuler une Weltanschaaung qui rendrait au peuple allemand sa tradition originaire dans l'élan esthétique proposé par Nietzsche; le nazisme a mystifié sous un discours qui n'avait rien de culturellement originel et nouveau la production d'un nouvel art de gouverner qui, lui, sera résolument nouveau.
L'importance du nazisme réside dans l'exécution d'une politique qui pour la première fois fait de l'homme un produit biologico-social dont le droit à l'existence se reconduit à l'appartenance à la vie que biologiquement et juridiquement l'on estime digne d'être vécue.
Toutefois il nous semble important de revoir le chemin qui a conduit un penseur comme Heidegger à croire aux possibilités du programme national-socialiste; ce qui nous importe dans les passages qui suivent n'est point d'aboutir à une critique de la pensée heideggerienne en passant par l'enthousiasme du philosophe pour Hitler: on se serait pas réduire la portée de telle pensée à la misère intellectuelle et humaine du national-socialisme.
Ce qui nous interpelle est de comprendre comment la quête et la nécessité d'une identité et le besoin de se re-approprier de l'histoire en accomplissant le sacrifice du destin, comment ces éléments ont pu être réorganisés par le nazisme, de quelle manière il a pu récupérer et déformer l'esprit de ce débat qui traversait l'Allemagne depuis le début du siècle; de quelle manière il a réussi à territorialiser le sol et l'esprit allemand et certains de ses plus dignes représentants.
Au début du Discours du rectorat Heidegger explique l'importance du "caractère inexorable de la mission spirituelle qui force le destin du peuple allemand à recevoir l'empreinte typique de son histoire"; dans ce cadre les membres de l'Université allemande sont appelés à accomplir la tâche spirituelle de l'essence allemande:
"Le vouloir qui veut l'essence de l'Université allemande veut du même coup la science, en ceci qu'il veut la mission historiquement spirituelle du peuple allemand comme peuple se connaissant en son Etat. Science et destin allemand, il faut qu'ils accèdent ensemble -dans la volonté de l'essence- à la puissance" .
Deux éléments méritent d'être notés à propos du rôle que Heidegger assigne à la science et de son enracinement d'un coté dans la culture grecque et de l'autre dans le destin; la science doit être alors capable comme la philosophie de se soumettre pour ainsi dire, au destin et se faire au même temps en tant que 'mise en oeuvre' , comme un 'etre-à-l'oeuvre' qui questionne et qui détermine l'essence du Dasein du peuple

et de l'Etat qui l'enserre dans le tout entier.
Il faut que la science retrouve son commencement donc dans la culture grecque si elle veut cesser d'être réduite, comme depuis longtemps à cause de théories mathématiques et des organisations internationales, à pure et simple progrès des connaissances. Alors la science pourra devenir la nécessité intime du Dasein où ce Dasein désigne celui du peuple allemand; le commencement qu'a été oublié s'impose à la science comme ce qui s'est projeté dans le futur comme l'avenir et l'ad-venir du Dasein qui a lieu dans son être le plus profond.
"Le monde spirituel d'un peuple n'est pas l'étage surajouté d'une culture, pas plus que l'arsenal des connaissances et des valeurs employables. C'est au contraire la puissance de la mise à l'épreuve la plus profonde des forces qui lient un peuple à sa terre et à son sang, comme puissance du plus intime éveil et du plus extrême ébranlement de son Dasein. Seul un monde spirituel est garant pour le peuple de sa grandeur. Car il force constamment à décider entre vouloir la grandeur et laisser faire le dévalement; il force à ce que cette constante décision devienne la cadence qu'il s'agit d'imprimer à la marche que notre peuple à entamé vers son histoire future" .
L'Université allemande a à se conformer à ce concept de science qui implique avec le lien au destin spirituel et commun du peuple allemand, avec donc cette mission du service du savoir, l'exigence aussi de se lier
comme par sa nature au service du travail et à celui de la défense pour ainsi être savoir qui a connaissance du peuple en prenant part à son travail; de même elle devient savoir qui a connaissance du destin de l'Etat en étant toujours prête à se sacrifier pour lui, à se donner à l'essence plus intime du Dasein du peuple, éclaircie par celui de son Etat.
Les Facultés doivent donc pouvoir "légiférer dans le domaine de l'esprit, en vue de donner forme aux puissances du Dasein sous l'estreinte desquelles elle ne cesse de se trouver, pour, sous cette forme, les intégrer au monde spirituel du peuple, monde lui-même un" .
Dans ce contexte il faut redéfinir aussi le rôle de l'étudiant au sein de l'Université et de l'Etat allemands; c'est ici que le service du savoir acquiert sa nouvelle signification et trace une ligne de démarcation avec les fonctions et le rôle de l'étudiant du passé.
L'étudiant devient alors le travailleur qui retrouve son essence de Dasein historique dans l'exposition au tout-entier, au monde, devant lequel il questionne à la manière de celui qui ne recule pas devant le sublime des choses ni devant le désarroi qui l'importe face à l'obscur; en se mettant au coeur du débat avec l'étant tout-entier l'étudiant retrouve ainsi l'essence du travail qui le met sur le terrain des puissances essentielles de l'être: l'étudiant travailleur exposé à son avenir savant renforcera le savoir grâce auquel le peuple allemand deviendra un 'peuple d'histoire'.
"Etre historique veut dire: savoir entreprendre à partir d'une anticipation qui se lance jusqu'au coeur de ce qui vient, et ainsi faire qu'en ce qui s'est passé se libère la force qui persiste à nous y être obligation et qu'y soit sauvegardée la grandeur encore grosse des métamorphoses. Or ce savoir parvient à sa réalisation lors même qu'un peuple trouve la forme de son Etat; ce savoir est l'Etat. Ce dernier est -éveil à la fois et alliance- l'articulation au sein de laquelle le peuple qu'y se dépose se voit exposé à toutes les grandes puissances qui signent l'être de l'homme. L'Etat est, il devient, dans la mesure où il fait passer ces puissances dans l'existence du peuple et les y impose" .
Encore au sujet de l'importance du travail et du savoir comme éléments essentiels à la mission historique de l'esprit dont l'Etat se fait porteur, on lit:
"Le travail des diverses catégories sociales porte et affermit la structure en laquelle vit l'Etat; par le travail, le peuple reconquiert son enracinement; le travail transporte cet Etat, en tant que réalité du peuple, au sein du champ d'action de toutes les puissances éternelles de l'être des hommes" .
L'enthousiasme de ces discours nous semble bien montrer le comment de l'appropriation de la part du national-socialisme des problématiques concernant la nécessité pour l'Allemagne des années vingt de se repenser à partir de la crise du modernisme d'un coté et de l'avancée de la solution soviétique de l'autre.
La Révolution française, ses idéaux et ses valeurs avaient été récupérés et aménagés par le libéralisme et la désillusion romantique de l'esprit allemand n'arrêtait pas de faire appel à la reconquête de l'identité perdue et de l'essentialité de son destin; tout ce contexte culturel ne pouvait pas rester sans liaison avec les événements politiques et sociaux: la défaite du premier conflit était très diffusément ressentie comme trahison de la part de la vielle classe dirigeante et attente à l'identité du peuple.
Il s'agissait de retrouver l'identité à la fois trahie et perdue et cela pouvait vraisemblablement passer par une nouvelle guerre et une nouvelle affirmation des liens de sol et sang ; pour accomplir cette mission spirituelle le peuple sait que sa volonté de puissance devra s'exposer au danger de la mort, il devra courageusement s'exposer à cet être-vers-la-mort qui accepte en tant que Dasein l'exposition originaire au monde, à l'être-au-monde et au destin qui impose au Dasein d'être ce qu'il a à être.
Ainsi l'Allemagne en tant que peuple d'histoire doit accepter pour Heidegger cette exposition absolue et se charger, avec les autres peuples faiseurs d'histoire, du salut de l'Occident.
"Ce qu'un peuple a de plus propre c'est le travail créateur qui lui est assigné, à travers lequel il commence à croître au-delà de lui-même en pénétrant le sens de sa mission historique et ainsi seulement il parvient à être lui-même. Le trait fondamental de leur mission est tracé d'avance aux peuples occidentaux configurateurs d'histoire, en l'heure présente du monde, et c'est le salut de l'Occident. Salut ne
signifie pas ici la simple conservation de ce qui se trouve encore être là; au contraire, cela signifie originalement: justification créatrice de nouveauté de ce que son histoire n'a cessé d'être et qu'elle sera à l'avenir" .
C'est au cours d'une série de séminaires datés du 1937-1938 que Heidegger  revient sur le rôle de la science et montre la défaite du projet exposé dans le Discours du rectorat; l'Université a échoué dans sa mission spirituelle pour l'Allemagne et la science est restée soumise à la technique et réduite à pure fonction du libéralisme.
On retrouve ici un point central de la critique à la science et à son caractère libéral aussi qu'à la vision du monde héritée de l'esprit faussement révolutionnaire des Lumières; la spécialisation technique des science anéantie l'essence même de la science et l'éloigne du tout-entier dans lequel elle peut se donner en tant que médiateur entre l'essence la plus intime du Dasein et le destin.
Puisque le projet de l'Université allemande a failli il ne reste à la science qu'à s'approprier en entier de la tradition pour la surmonter et rester dans l'histoire; il s'agit de donner naissance à l'esprit de transition, de maintenir le Dasein dans l'Histoire pour qu'il devienne ce qu'il a à être en dépit de toute Weltanschaaung transitoire et inessentielle.
Heidegger reconnaît néanmoins que le national-socialisme ne s'est pas montré à la hauteur du projet de repenser la science en fonction du
dévoilement de l'essentiel; le parti n'a fait que soutenir le concept et la politique universitaires d'une 'science politisée', un danger aussi grave pour l'existence de la science que celui représenté finalement par le libéralisme intellectuel.
Voici donc ce que Heidegger peut dire au sujet des espoirs illusoires confié à l'avènement du nazisme:
"Je voyais à cette époque dans le mouvement parvenu au pouvoir une possibilité de ressembler et de renouveler le peuple depuis l'intérieur; un chemin pour trouver sa détermination historique et occidentale. Je croyais que l'Université, se renouvelant à son tour, pourrait être appelée à contribuer au rassemblement interne du peuple, en lui donnant son orientation" .
On a essayé jusqu'ici de donner un cadre de ce qui a pu être le climat culturel et politique de l'Allemagne qui a vu la production et l'arrivée au pouvoir du national-socialisme; dans cette tentative et comme conclusion transitoire on voudrait prendre en considération les analyses proposées par Lacoue-Labarthe au sujet de l'Imitatio manquée au sein de la mission spirituelle de la recherche de l'identité originaire.
La recherche de cette identité historique devient quête d'une origine pre-historique qui fait de l' imitatio des grecs le retour à l'originalité pure et ce retour est ainsi l'affirmation absolue de l'être qui devient et advient à l'histoire.
Le rappel constant de l'appartenance à la terre, au sol natal, est exactement le rappel de l'être à retourner auprès de lui-même, à réaffirmer son immanence à lui-même et à l'histoire; il s'agit alors de se débarrasser de la fausse imitatio et se tourner vers le modèle pré-originaire, l'être pur qui advient.
"In realtà, la costrizione che governa l'imitatio, la legge mimetologica, esige che l'imitatio si sbarazzi dell'imitatio stessa o che si indirizzi, in ciò che erige o in ciò che è imposto come modello, a ciò che non dipende da un'imitatio. Ciò che l'imitatio tedesca cerca nella Grecia, è il modello -e dunque la possibilità- di un puro sorgere, di una pura originalità: il modello di un' auto-formazione(...) La Germania ha, insomma, nel suo tentativo di accedere a l'esistenza storica e di essere, come popolo o nazione, caratterizzata nella storia mondiale, ha semplicemente aspirato al genio. Ma il genio è per definizione inimitabile. Ed è proprio nell'impossibilità di questa imitazione de genio che la Germania si è letteralmente esaurita, soccombendo ad una sorta di psicosi o di schizofrenia spiritual-storica, di cui certi dei suoi geni più prestigiosi, da Holderlin a Nietzsche, sono stati i segni (e le vittime) premonitori" .
Dans l'élaboration nazie de la quête des origines l'identité qu'est appelée à s'accomplir se présente, et c'est là un trait caractéristique,
sous la forme bien déterminée d'une physis biologique qui incarne l'essence originaire et en porte la force et la légitimité: la race devient alors la forme mythique de l'âme allemande et le mythe nazi devient le mythe du sujet absolu, pure volonté qui veut et qui se veut.
"La razza, (...) è l'identità di una potenza di formazione, di un tipo, cioè di qualcosa che porta un mito. (....) Il mito (della razza) è il mito del mito, o il mito della potenza formatrice dei miti. (...) è il motivo per cui, non significando altro che se stesso, il mito dipende da una pura autoformazione e si rivela e si verifica come l'auto-fondazione del popolo (o della razza) secondo il suo tipo. Allo stesso modo, arrivata a questo punto, l'onto-tipologia è l'ontologie della soggettività (della volontà di volontà) che giunge à compiersi" .
Le nazisme, en s'appropriant du mythe, s'est approprié de sa production et son accomplissement n'a dévoilé qu'une volonté de puissance qui s'exerce au travers de la destruction de tout ce qu'elle s'est représentée comme négation du mythe.
Le résultat nous est offert sous la forme d'un manquement absolu: l'Allemagne a manqué son origine tout comme son histoire et demeure le lieu de "la pure contradiction propre à tout sujet politique né mort et voué aux limites d'une existence fantomatique" .

04/01/2015

Echographie d'une Puissance



J’AURAIS VOULU ne pas avoir à écrire ce texte.

J’aurais voulu m’effacer derrière une coulisse pudique de mots, draper mon corps charnel dans la sacro-sainte neutralité du discours, tourner en dérision mes désirs ou les pathologiser selon une grille analytique qui ne m’aurait absoute que pour mieux me soumettre. Mais je ne l’ai pas fait car je ne croyais plus à ce que l’on disait de moi, j’avais besoin d’un texte à plusieurs voix, d’une écriture partagée qui vive la sexuation sans pudeur, qui la raconte, la dénature, l’ouvre comme une boîte scellée, la sortant du mitard du «privé» et de l’«intime» pour la rendre à l’intensité du politique. Je voulais un texte qui ne pleure pas, qui ne vomisse pas de sentences, qui ne donne pas de réponses préliminaires dans le seul but de se rendre inquestionnable. Et c’est pour cela que ce qui suit n’est pas un texte écrit par les femmes pour les femmes, parce que moi je ne suis pas un et je ne suis pas une, mais je suis un plusieurs qui dit «je». Un «je» contre la fiction du petit moi qui se drape d’universel et qui prend sa lâcheté pour le droit d’effacer au nom d’autrui tout ce qui le contredit.

À plusieurs reprises le monologue du patriarcat a été interrompu. Plusieurs coups ont été assenés contre le sujet classique, clos, neutre, objectif, cosmique. Son image s’est craquelée sous le poids des carnages de guerres totales qui ont ôté à l’héroïsme toute son antique aura; sa parole unique, hégémonique a été engloutie par le brouhaha de l’espéranto marchand. De nouvelles parentés improbables se forment alors: le vieux con dépossédé de son monde et le plébéien exclu de tout seraient censés se retrouver du même côté de la barricade depuis qu’il n’y a plus de barricades du tout. Alors s’interroger sur ce que nous sommes, comment nous en sommes venus là, qui sont nos frères et sœurs et qui nos ennemis n’est plus un passe-temps pour intellectuels en veine d’introspection, mais une nécessité immédiate. «Une fois que tout a été détruit une seule chose me reste: moi-même», disait Médée: partir de soi n’est pas une question de «penchant», mais la démarche ingrate de ce qui a été dépossédé de tout. Le féminisme a livré un combat qui n’existe plus, non pas parce qu’il aurait gagné ou perdu, mais parce que son champ de bataille était un terrain constructible et que la domination y a bâti ses quartiers. L’échographie est une opération abusive. Sous couvert d’intentions thérapeutiques, elle viole un espace secret soustrait à la visibilité. Par le biais de la technique, elle s’arroge le droit de prédire un futur chargé de conséquences. Pourtant sa prophé- tie, comme toute divination, est faillible, et le possible qu’elle annonce, souvent se convertit en impossibilité implicite à partir du moment même où elle l’arrache au «pas encore» pour le jeter dans l’irréparable du présent.

Ce texte est une échographie dans la mesure où il s’arroge le droit à l’obscénité, non en tant qu’insulte à une présumée «pudeur publique»: cela serait – au sein de la pornocratie marchande – d’une pitoyable ingénuité. Obscène, au sens étymologique, est ce qui ne doit pas apparaître sur scène, ce qui doit rester caché puisque le rapport qu’il entretient avec la visibilité officielle est un rapport de négation et d’exorcisme, de complicité et de conjuration. Ce qu’on peut dire ou ce qu’on peut faire dépend du rapport que ce dire et ce faire entretiennent avec les évidences éthiques qui nous constituent; ce possible est la marge dans laquelle notre équilibre mental peut osciller sans se fracasser, où la désubjectivation peut se déployer sans tourner au délire.
Ce texte se veut une échographie non thérapeutique: la puissance qu’il épie ne connaît pas de paramètres de conformité, pas d’aboutissement à un acte préétabli. Il y a un discours sur l’amour ou sur l’insurrection qui rend tout amour et toute insurrection impossibles. De même qu’il y a un discours sur la liberté des femmes qui disqualifie à la fois le terme «femme» et le terme «liberté». Ce qui permet aux pratiques de liberté de faire surface n’est pas ce qui n’est pas récupérable pour la domination, mais ce qui désarticule les mécanismes de production de notre propre désordre sentimental et psycho-somatique.
Le but n’est pas d’abolir un malaise qui pousse à la révolte pour mieux nous adapter à un système de gestion des corps évidemment toxique.
Le but n’est pas d’apprendre à mieux lutter dans les entraves de la contingence présente au nom d’une «stratégie» qui nous mènerait à la victoire. 
Car la victoire n’est pas l’adaptation au monde par le combat, mais l’adaptation du monde au combat lui même.
C’est pourquoi toute logique du diffèrement sert un temps sans présent: la seule urgence, pour nous, maintenant, c’est de rendre le trouble offensif, de devenir ses complices parce que «plutôt la mort que la santé qu’ils nous proposent» (G. Deleuze). Il faut bien être obscène, puisque tout ce qui est visible, au sein des démocraties biopolitiques, est déjà colonisé, mais d’une obscénité mélancolique, qui fuit l’emballement de qui veut faire scandale. Le possible entre hommes et femmes relève indiscutablement de l’obscénité de notre temps, mais en l’occurrence l’espace de cette connivence n’est ni immuable ni indécent, seulement le résultat d’une culture déterminée qui vieillit vite et mal, en oubliant le patriarcat mais en demeurant misogyne.
Et puisque les évidences dans lesquelles nous nous mouvons ne sont pas logiques mais éthiques, transmises au sein d’un ordre historiquement déterminé et non pas philosophiquement fondées, nous nous penchons inquiets sur le soin que les hommes et les femmes mettent à entretenir leurs désirs, dans la machine productive et contre elle mais aussi contre eux-mêmes.
Certes, ils se subjectivent pour être sexuellement désirables, ils sont sexués pour avoir une existence relationnelle générique, mais cela ne se fait pas de façon symétrique: les hommes ont eu accès à un ordre symbolique, à une transcendance bien à eux, qui prolongeait la vulgarité de leur désir en élé- gants appendices de pouvoir légitime ou transgressif. Les femmes sont restées embourbées dans une corporéité indicible, écartelées entre l’image de soumission que la vieille société a projeté sur elles et la nouvelle obligation d’être les rouages post-humains de la machine à désir capitaliste. «Hélas mes frères, – écrit H.D. – Hélène ne marchait pas/ sur les remparts; / celle que vous avez maudite/ n’était qu’un fantôme et une ombre portée, / une image réfléchie» (H.D. Hélène en Égypte, I, I, 3). et toute femme promène avec elle, comme la pauvre et belle Hélène, le fantasme qu’un désir de pouvoir d’hommes, né entre hommes, sans rapport avec son plaisir, a attaché à son destin. Un désir sans marge, puisque toute transgression féminine finit par tordre les bouches d’une grimace amère. 
Lorsque Don Juan réveille la complicité de la plus fidèle des épouses, la femme libre est encore un danger public. Le platonisme naît d’une élaboration secondaire de l’orphisme. La dialectique, donc, et dans une certaine mesure le marxisme et le matérialisme, ont partie liée avec l’histoire d’amour malheureuse d’Orphée et d’Eurydice. La légende veut que le poète Orphée, qui était tellement à son aise dans le logos qu’il émouvait par ses chants jusqu’aux arbres et aux animaux, ait perdu son amante Eurydice dans son jeune âge, et que les dieux, émus par sa douleur inconsolable, lui aient permis de descendre au royaume des morts pour la ramener sur terre. La condition était qu’il l’accompagne sans jamais la regarder sous le jour livide des trépassés et qu’il attende d’être parmi les vivants pour revoir son visage. Par passion ou par scepticisme, par désespoir ou par appréhension, Orphée se retourna. Que ce soit parce qu’il ne put partager le secret de la vie et de la mort (apanage des femmes), ou simplement par incapacité de croire que quelque chose de plus qu’un corps de femme pouvait le suivre, ou juste par désir de regarder droit dans les yeux le fantôme de son amour, Orphée fut privé de son amante et, ivre de douleur, finit dévoré par les Bacchantes. Une question surgit inévitablement: pourquoi le poète sublime n’a pas trouvé de mots à dire à son aimée mais a-t-il plutôt éprouvé le besoin de la voir? N’était-il pas, par hasard, hésitant à reprendre avec soi une femme dont il n’avait pas eu le contrôle pour un temps, qu’il avait perdue de vue, la croyant morte alors qu’elle pouvait encore le suivre et revenir avec lui? Et Eurydice? Lorsque Hermès qui la raccompagnait à la vie s’écrie «il s’est retourné», Eurydice demande «qui?» (Rainer Maria Rilke, Orphée, Eurydice, Hermès.)
Maintenant que le pacte social est définitivement dissous, les femmes sont les bienvenues partout, et il y en a qui en sont ravies. Jusqu’à hier elles restaient sagement devant la porte, maintenant elles oppriment au Parlement, elles falsifient la réalité dans la presse, elles sont exploitées dans les mêmes métiers que les hommes, elles sont aussi nulles qu’eux, et même un peu plus à cause de l’enthousiasme qu’elles dégagent en accomplissant de façon zélée les pires des tâches. ON se demande pourquoi, en effet, ON ne les a pas utilisées avant. C’est surprenant, elles aiment tout, la marchandise comme la maternité, le travail comme le mariage, des millénaires de docilité et d’oppression ruissellent en centaines de petits flots de bonheur réformiste ou réactionnaire au féminin. Au reste les femmes actuelles n’aiment pas les Bloom, qu’elles trouvent, somme toute, passifs et trop peu amoureux de leurs oppresseurs. De temps à autre elles les plaignent; ils ne sont même plus bons à nous soumettre. Dans le ventre de la machine de guerre La différence d’être femme a trouvé sa libre existence en faisant levier non pas sur des contradictions données, présentes à l’intérieur du corps social, mais sur des contradictions que chaque femme singulière vivait en soi et qui n’avaient pas de forme sociale avant de la recevoir de la politique féminine.
Nous avons inventé nous mêmes, pour ainsi dire, les contradictions sociales qui rendent nécessaire notre liberté. Ne crois pas avoir de droits, Libreria delle donne, Milano, 1987 L E TRAVAIL DE PÉNÉLOPE.
Il n’est pas fini? Jamais fini. Les femmes font des choses, et le temps efface leurs traces. Sous prétexte que les femmes n’existent pas ; que ça ne veut rien dire. Il n’y a pas de «problèmes de femmes» à part les problèmes du corps, les problèmes de gestion de ce corps qui ne leur appartient pas. D’ailleurs, il est à qui, ce joli corps que tout le monde veut niquer? À qui ce corps qui n’est pas joli du tout et que tout le monde jauge, comme on jaugeait autrefois une vache sur le marché? À qui ce corps qui vieillit, grossit, se déforme, et me demande du travail, de l’entretien pour rester conforme aux paramètres du désirable? Désirable pour qui? Alors l’abîme se creuse, entre celles qui travaillent à leur valeur ajoutée et celles qui font grève. Mais les conséquences sont quotidiennes et définitives: c’est moi-même mon objet de grève ou mon beau travail. L’approbation de ce que je suis et de ma réussite socioprofessionnelle ne font qu’un. Il n’y a pas de reste. Entre ma cellulite et ma fatigue, mon boulot et mon beau visage, ma conversation et ma patience. Pas de reste, camarades, pas de reste, cher patron. On l’appelle la valeur-affect, c’est la valeur ajoutée des femmes hétérosexuelles, la marchandise la plus prisée, celle qui fait vendre toutes les autres, et en produit, en plus, de mangeables (elle fait la cuisine), de vivantes (elle fait des enfants), de baisables (elle entretient son corps). Un petit grain de transgression? Bien sûr mon chéri, travail supplémentaire pour ne pas être ordinaire.
Et si dans ton milieu on décrète que ce n’est que des conneries, tout cela, qu’on est au-delà de tout ça et aussi du besoin d’écrire ce texte, alors il faut aussi introjecter – vite! – la honte d’avoir un besoin que les autres jugent illégitime. La honte d’en avoir marre d’être jolie et agréable alors qu’apparemment on ne te le demande même pas…
«Qu’est-ce qu’elle a? Elle a ses règles? Elle est mal baisée?» On ne te le demande même pas parce que c’est sous-entendu, parce qu’on croit que la femme correspond de fond en comble à son travail quotidien d’autopoièse.
Pas de reste, encore! Mais j’ai une âme, aussi! Oui, une âme de travailleuse! Ça se monnaie, en plus… Tu es gratifiée ma chérie, et plus t’es gratifiée, plus t’es dépendante, plus ta vie est anticonformiste, plus c’est fatiguant de la tenir ensemble. «Mais de quoi elle parle? Tu comprends toi?» Moins on est dupes, plus c’est difficile. La méfiance des autres femmes, chacune confortablement – ou douloureusement – enfermée dans son coin de séparation aménagée. 

«L’autoconscience féministe, t’as vu ce que ça a donné?» J’ai vu: la métaconscience de l’inconscience. On sait que le problème des femmes est un problème, mais on sait aussi que c’est un problème de le dire, et alors, vois-tu, à force de refouler les problèmes ou de mal les poser, eh bien, nous sommes fatiguées, et c’est ça désormais notre vrai problème. Je vois. Je comprends. Plus je comprends plus je suis malheureuse, j’ai envie d’oublier, j’ai envie de me raconter que je peux me «réaliser» dans le travail, dans le couple, dans la maternité, dans le divertissement, dans la déco, dans la littérature, dans le SM. La femme intellectuelle et transgressive, la domina sadique qui connaît son fait, c’est pas mal non? Si t’en as les moyens et le caractère.
Assume ta solitude et fais-en quelque chose d’exceptionnel. Deviens porno-star, porte-parole de l’aile la plus branchée de l’anti-mondialisation. Tu seras seule mais moins dépressive, frustrée mais socialement reconnue.
– Se contenter, c’est ça? Mais qui se contente nuit!
– Arrête de te plaindre!
– La ferme! Comment ça marche?
La machine de guerre lutte et désire, désire et lutte. Elle ne peut pas lutter contre son désir, ça la grippe. Elle ne peut pas trop l’interroger, ça l’arrête.
Comment faire alors? Moi je désire lutter, avec mes frères, avec mes sœurs. Mais je désire être forte pour continuer à lutter, pour ne plus douter que c’est là ma place, là mon plaisir. Et pourtant ce n’est pas là ma place, pas là mon désir. Parce que la machine de guerre est mâle, et d’ailleurs c’est ça qui me plaît. Mais, hélas, les guerriers sont homosexuels et de surcroît ils méprisent leur désir.
Comment ça marche? Les anthropologues nous expliquent qu’il y a des cultures de la «maison des hommes». «La maison des hommes abrite une activité sexuelle considérable. Inutile de préciser que celle-ci revêt un caractère entièrement homosexuel. Mais le tabou dirigé contre l’homosexualité (du moins entre égaux) est presque universellement beaucoup plus fort que l’impulsion elle-même, le résultat étant que la libido tend à se canaliser vers la violence. […] La tournure d’esprit guerrière, ultravirile, est même dans son orientation exclusivement mâle, plutôt initialement qu’ouvertement homosexuelle. (L’expérience nazie en offre un exemple extrême.) Et la comédie hétérosexuelle qui se joue, sans compter – ce qui est plus persuasif encore – le mépris dans lequel on tient les individus les plus jeunes, les moins endurcis, les plus “féminins” prouvent que la véritable éthique est misogyne, ou encore hétérosexuelle d’une façon plus perverse que positive…» (K. Millet, La Politique du mâle.)

Ça me rappelle quelque chose. Ça me rappelle l’homme en moi, ça me pose un problème. Je ne me sens pas solidaire des femmes qui ne veulent pas lutter, qui vivent hors de la machine de guerre. Moi aussi, je trouve d’un coup que «les femmes» n’existent pas, et que si ça existait je ne voudrais pas me trouver au milieu d’elles. Entre les chiennes de garde et les expertes du maquillage, entre les femmes au foyer et les career women, trop de souffrances différentes, et de mauvaises réponses. Trop de différences sociales et d’intérêts opposés. Aucun possible à l’horizon.
Du coup j’ai un problème. Je ne veux pas sortir de ma machine de guerre. Hors de la machine de guerre je n’aurai droit qu’à une existence domestique. On va vouloir m’apprivoiser. De bien mobilier, la femme est passée animal de compagnie. Moi je veux lutter. Aidez-moi à lutter. Ai-je toujours aimé les hommes comme un de leurs congénères? Suis-je un garçon, un vilain garçon qui n’a pas de couilles? Mais non! Je ne suis pas castrée et je ne veux pas de verge. Du tout. Je le jure! Et puis j’aime les filles, les femmes, en général. Je les excuse quand elles sont connes, je les admire quand elles sont bien. Les femmes c’est formidable, ça met de la joie dans le centre commercial à ciel ouvert de nos vies, ça met de la vacance!
Est-ce que je les aime comme un homme, avec la même hypocrisie, et en plus l’espoir lâche qu’elles ne deviennent pas mes rivales dans la séduction? C’est de la rhétorique? Ou de la chevalerie? Quand ON les aime, les femmes, ne serait-ce pas par hasard que l’ON se rejouerait encore la méprisable farce de l’amour courtois, de l’amour romantique, où la femme est un ange, ne chie jamais, n’a pas de règles, n’a pas de corps? Que vomissent-elles, les anorexiques, les boulimiques, les femmes affectées par les désordres alimentaires? Elles vomissent leur corps. Elles n’ont peut-être rien compris, elles veulent juste ressembler à Kate Moss.
Mais leur corps, lui, il comprend, il a tout compris, et il nous explique. Il tient sa conférence de sucs gastriques qui corrodent les dents, d’os qui percent la peau, de vergetures qui défigurent le ventre. Le Spectacle glisse vers la clinique. Comme d’habitude. La matrice médicale nous crache à la gueule que notre corps ne nous appartient pas (lire: vous ne pouvez plus le louer ou le vendre à votre guise), que notre corps est un corps de malade, un corps de folledingue dont personne ne voudra.
Les corps de femmes, eux, disent des choses que les bouches n’osent pas répéter. Les corps de femmes entendent des choses que les oreilles refuseraient d’entendre. Ce qu’on dit aux femmes, ça ne compte pour rien. Ce qui compte c’est ce qu’on leur fait, ce qu’elles se font. J e veux bien lutter avec des femmes, et des hommes.
Je veux bien qu’on ne sorte pas de la machine de guerre et qu’on l’agrandisse ensemble, qu’on la rende irrésistiblement désirable. Qu’on la rende vraiment mixte. Et perverse. Et polymorphe. Et offensive. Qu’on se s’y ennuie plus jamais. Je veux bien qu’on oublie les femmes et qu’on oublie les hommes, parce que ce sont deux noms d’une contrainte liée à l’accumulation et à l’offensive militaire. En dehors du capitalisme et de l’entassement des biens, en dehors de la guerre menée pour le pillage et l’extension du pouvoir, nous n’avons rien à faire des «hommes» et des «femmes» ni de leurs familles pathogènes. Nous nous foutons d’être compatibles avec leur présent, nous sommes compatibles avec notre avenir. 

[Texte intégral en pdf sur Tiqqun2 / Echographie d'une Puissance (pp.196-233)