Sommaire
Proposition I
Rien ne manque au triomphe de la civilisation. Ni la terreur politiqué ni la misère affective. Ni la stérilité universelle. Le désert ne peut plus croître : il est partout. Mais il peut encore s’approfondir. Devant l’évidence de la catastrophe, il y a ceux qui s’indignent et ceux qui prennent acte, ceux qui dénoncent et ceux qui s’organisent. Nous sommes du côté de ceux qui s’organisent. (>)
Proposition II
L’inflation illimitée du contrôle répond sans espoir aux prévisibles effondrements du système. Rien de ce qui s’exprime dans la distribution connue des identités politiques n’est à même de mener au-delà du désastre. Aussi bien, nous commençons par nous en dégager. Nous ne contestons rien, nous ne revendiquons rien. Nous nous constituons en force, en force matérielle, en force matérielle autonome au sein de la guerre civile mondiale. Cet appel énonce sur quelles bases. (>)
Proposition III
Ceux qui voudraient répondre à l’urgence de la situation par l’urgence de leur réaction ne font qu’ajouter à l’étouffement. Leur façon d’intervenir implique le reste de leur politique, de leur agitation. Quant à nous, l’urgence de la situation nous libère juste de toute considération de légalité ou de légitimité, devenues de toute façon inhabitables. Qu’il nous faille une génération pour construire dans toute son épaisseur un mouvement révolutionnaire victorieux ne nous fait pas reculer. Nous l’envisageons avec sérénité. Comme nous envisageons sereinement le caractère criminel de notre existence, et de nos gestes. (>)
Proposition IV
Nous situons le Point de renversement, la sortie du désert, la fin du Capital dans l’intensité du lien que chacun parvient à établir entre ce qu’il vit et ce qu’il pense. Contre les tenants du libéralisme existentiel, nous refusons de voir là une affaire privée, un problème individuel, une question de caractère. Au contraire, nous partons de la certitude que ce lien dépend de la construction de mondes partagés, de la mise en commun de moyens effectifs. (>)
Proposition V
A toute préoccupation morale, à tout souci de pureté, nous substituons l’élaboration collective d’une stratégie. N’est mauvais que ce qui nuit à l’accroissement de notre puissance. Il appartient à cette résolution de ne plus distinguer entre économie et politique. La perspective de former des gangs n’est pas pour nous effrayer ; celle de passer pour une mafia nous amuse plutôt. (>)
Proposition VI
D’un côté, nous voulons vivre le communisme ; de l’autre, nous voulons répandre l’anarchie. (>)
Proposition VII
Le communisme est à tout moment possible. Ce que nous appelons « Histoire » n’est à ce jour que l’ensemble des détours inventés par les humains pour le conjurer. Que cette « Histoire » se ramène depuis un bon siècle à une accumulation variée de désastres, et seulement à cela, dit bien que la question communiste ne peut plus être suspendue. C’est cette suspension qu’il nous faut, à son tour, suspendre. (>)
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Proposition I
Rien ne manque au triomphe de la civilisation. Ni la terreur politiqué ni la misère affective. Ni la stérilité universelle. Le désert ne peut plus croître : il est partout. Mais il peut encore s’approfondir. Devant l’évidence de la catastrophe, il y a ceux qui s’indignent et ceux qui prennent acte, ceux qui dénoncent et ceux qui s’organisent. Nous sommes du côté de ceux qui s’organisent.
Scolie
CECI EST UN APPEL. C’est-à-dire qu’il s’adresse à ceux qui l’entendent. Nous ne prendrons pas la peine de démontrer, d’argumenter, de convaincre. Nous irons à l’évidence.
L’évidence n’est pas d’abord affaire de logique, de raisonnement.
Elle est du côté du sensible, du côté des mondes. Chaque monde a ses évidences. L’évidence est ce qui se partage ou partage.
Après quoi toute communication redevient possible, qui n’est plus postulée, qui est à bâtir.
Et cela, ce réseau d’évidences qui nous constituent, ON nous a si bien appris à en douter, à le fuir, à le taire, à le garder pour nous. ON nous l’a si bien appris que tous les mots nous manquent quand nous voulons crier.
Quant à l’ordre sous lequel nous vivons, chacun sait à quoi s’en tenir : l’empire crève les yeux.
Qu’un régime social à l’agonie n’ait plus d’autre justification à son arbitraire que son absurde détermination - sa détermination sénile - à simplement durer ;
Que la police, mondiale ou nationale, ait reçu toute latitude de régler leur compte à ceux qui ne filent pas droit ; Que la civilisation, blessée en son cœur, ne rencontre plus nulle part, dans la guerre permanente où elle s’est lancée, que ses propres limites ;
Que cette fuite en avant, déjà centenaire presque, ne produise plus qu’une série sans cesse plus rapprochée de désastres ;
Que la masse des humains s’accommode à coups de mensonges, de cynisme, d’abrutissement ou de cachetons à cet ordre des choses,
Nul ne peut prétendre l’ignorer.
Et le sport qui consiste à décrire sans fin, avec une complaisance variable, le désastre présent, n’est qu’une autre façon de dire : « C’est ainsi » ; la palme de l’infamie revenant aux journalistes, à tous ceux qui font mine de redécouvrir chaque matin les saloperies qu’ils avaient constatées la veille.
Mais ce qui frappe, pour l’heure, ce ne sont pas les arrogances de l’empire, c’est plutôt la faiblesse de la contre-attaque. Comme une colossale paralysie. Une paralysie de masse, qui dit tantôt qu’il n’y a rien à faire, quand elle parle encore, tantôt qui concède, poussée à bout, qu’ « il y a tant à faire » - ce qui n’est pas différent. Puis, en marge de cette paralysie, le « il faut bien faire quelque chose, n’importe quoi » des activistes.
Seattle, Prague, Gênes, la lutte contre les OGM ou le mouvement des chômeurs, nous avons pris notre part, nous avons pris notre parti dans les luttes des dernières années ;
et certes pas du côté d’Attac ou des Tute Bianche.
Le folklore protestataire a cessé de nous distraire.
Dans la dernière décennie, nous avons vu le marxisme-léninisme reprendre son monologue ennuyeux dans des bouches encore lycéennes.
Nous avons vu l’anarchisme le plus pur nier aussi ce qu’il ne comprend pas.
Nous avons vu l’économisme le plus plat - celui des amis du Monde diplomatique - devenir la nouvelle religion populaire. Et le négrisme s’imposer comme unique alternative à la déroute intellectuelle de la gauche mondiale.
Partout, le militantisme s’est remis à édifier ses constructions branlantes,
ses réseaux dépressifs,
jusqu’à l’épuisement.
Il n’a pas fallu trois ans aux flics, syndicats et autres bureaucraties informelles pour avoir raison du bref « mouvement anti-mondialisation ». Pour le quadriller. Le diviser en « terrains de lutte », aussi rentables que stériles.
A l’heure qu’il est, de Davos à Porto Alegre, du Medef à la CNT, le capitalisme et l’anti-capitalisme décrivent le même horizon absent. La même perspective tronquée de gérer le désastre.
Ce qui s’oppose à la désolation dominante n’est en définitive qu’une autre désolation, moins bien achalandée. Partout c’est la même bête idée du bonheur. Les mêmes jeux de pouvoir tétanisés. La même désarmante superficialité. Le même analphabétisme émotionnel. Le même désert.
Nous disons que cette époque est un désert, et que ce désert s’approfondit sans cesse. Cela, par exemple, n’est pas de la poésie, c’est une évidence. Une évidence qui en contient beaucoup d’autres. Notamment la rupture avec tout ce qui proteste, tout ce qui dénonce et glose sur le désastre.
Qui dénonce s’exempte.
Tout se passe comme si les gauchistes accumulaient les raisons de se révolter de la même façon que le manager accumule les moyens de dominer. De la même façon c’est-à-dire avec la même jouissance.
Le désert est le progressif dépeuplement du monde. L’habitude que nous avons prise de vivre comme si nous n’étions pas au monde. Le désert est dans la prolétarisation continue, massive, programmée des populations - comme il est dans la banlieue californienne, là où la détresse consiste justement dans le fait que nul ne semble plus l’éprouver.
Que le désert de l’époque ne soit pas perçu, cela vérifie encore le désert.
Certains ont essayé de nommer le désert. De désigner ce qu’il y a à combattre non comme l’action d’un agent étranger mais comme un ensemble de rapports. Ils ont parlé de spectacle, de biopouvoir, d’empire. Mais cela aussi s’est ajouté à la confusion en vigueur.
Le spectacle n’est pas une abréviation commode de système mass-médiatique. Il réside aussi bien dans la cruauté avec laquelle tout nous renvoie sans cesse à notre image.
Le biopouvoir n’est pas un synonyme de Sécu, d’Etat providence ou d’industrie pharmaceutique, mais se loge plaisamment dans le souci que nous prenons de notre joli corps, dans une certaine étrangeté physique à soi comme aux autres.
L’empire n’est pas une sorte d’entité supra-terrestre, une conspiration planétaire de gouvernements, de réseaux financiers, de technocrates et de multinationales. L’empire est partout où rien ne se passe. Partout où ça fonctionne. Là où règne la situation normale.
C’est à force de voir l’ennemi comme un sujet qui nous fait face - au lieu de l’éprouver comme un rapport qui nous tient - que l’on s’enferme dans la lutte contre I’enfermement. Que l’on reproduit sous prétexte d’« alternative » le pire des rapports dominants. Que l’on se met à vendre la lutte contre la marchandise. Que naissent les autorités de la lutte anti-autoritaire, le féminisme à grosses couilles et les ratonnades antifascistes.
Nous sommes, à tout moment, partie prenante d’une situation. En son sein, il n’y a pas des sujets et des objets, moi et les autres, mes aspirations et la réalité, mais l’ensemble des relations, l’ensemble des flux qui la traversent.
Il y a un contexte général - le capitalisme, la civilisation, l’empire, comme on voudra -, un contexte général qui non seulement entend contrôler chaque situation mais, pire encore, cherche à faire qu’il n’y ait le plus souvent pas de situation. ON a aménagé les rues et les logements, le langage et les affects, et puis le tempo mondial qui entraîne tout cela, à ce seul effet. Partout ON fait en sorte que les mondes glissent les uns sur les autres ou s’ignorent. La « situation normale » est cette absence de situation.
S’organiser veut dire : partir de la situation, et non la récuser. Prendre parti en son sein. Y tisser les solidarités nécessaires, matérielles, affectives, politiques. C’est ce que fait n’importe quelle grève dans n’importe quel bureau, dans n’importe quelle usine. C’est ce que fait n’importe quelle bande. N’importe quel maquis. N’importe quel parti révolutionnaire ou contre-révolutionnaire.
S’organiser veut dire : faire consister la situation. La rendre réelle, tangible.
La réalité n’est pas capitaliste.
La position prise au sein d’une situation détermine le besoin de s’allier et pour cela d’établir certaines lignes de communication, des circulations plus larges. À leur tour, ces nouvelles liaisons reconfigurent la situation.
La situation qui nous est faite, nous l’appellerons « guerre civile mondiale ». Où rien n’est plus en mesure de borner l’affrontement des forces en présence. Pas même le droit, qui entre plutôt en jeu comme une autre forme de l’affrontement généralisé.
Le NOUS qui s’exprime ici n’est pas un NOUS délimitable, isolé, le NOUS d’un groupe. C’est le NOUS d’une position. Cette position s’affirme dans l’époque comme une double sécession : sécession avec le processus de valorisation capitaliste d’une part, sécession, ensuite, avec tout ce qu’une simple opposition à l’empire, fût-elle extraparlementaire, impose de stérilité ; sécession, donc, avec la gauche. Où « sécession » indique moins le refus pratique de communiquer qu’une disposition à des formes de communication si intenses qu’elles arrachent à l’ennemi, là où elles s’établissent, la plus grande partie de ses forces.
Pour faire bref, nous dirons qu’une telle position emprunte aux Black Panthers pour la force d’irruption, à l’autonomie allemande pour les cantines collectives, aux néo-luddites anglais pour les maisons dans les arbres et l’art du sabotage, aux féministes radicales pour le choix des mots, aux autonomes italiens pour les autoréductions de masse et au mouvement du 2 Juin pour la joie armée.
Il n’y a plus d’amitié, pour nous, que politique.
Proposition II
L’inflation illimitée du contrôle répond sans espoir aux prévisibles effondrements du système. Rien de ce qui s’exprime dans la distribution connue des identités politiques n’est à même de mener au-delà du désastre. Aussi bien, nous commençons par nous en dégager. Nous ne contestons rien, nous ne revendiquons rien. Nous nous constituons en force, en force matérielle, en force matérielle autonome au sein de la guerre civile mondiale. Cet appel énonce sur quelles bases.
Scolie
ICI, ON EXPÉRIMENTE des armes inédites pour disperser les foules, des sortes de grenades à fragmentation mais en bois. Là - en Oregon - on propose de punir de vingt-cinq ans de prison tout manifestant qui bloque le trafic automobile. L’armée israélienne est en passe de devenir le consultant le plus en vue pour la pacification urbaine ; les experts du monde entier courent s’y émerveiller des dernières trouvailles, si redoutables et si subtiles, en fait d’élimination des subversifs. L’art de blesser - en blesser un pour en apeurer cent - y atteint, paraît-il des sommets. Et puis il y a le « terrorisme », bien sûr. Soit « toute infraction commise intentionnellement par un individu ou un groupe contre un ou plusieurs pays, leurs institutions ou leurs populations, et visant à les menacer et à porter gravement atteinte ou à détruire les structures politiques, économiques ou sociales d’un pays ». C’est la Commission européenne qui parle. Aux Etats-Unis, il y a plus de prisonniers que de paysans.
A mesure qu’il est réagencé et progressivement repris, l’espace public se couvre de caméras. Ce n’est pas seulement que toute surveillance semble désormais possible, c’est surtout qu’elle semble admissible. Toutes sortes de listes de « suspects » circulent d’administration en administration, dont on devine à peine les usages probables. Les escouades de toutes les milices, parmi lesquelles la police fait figure de garant archaïque, prennent partout positon en remplacement des commères et des flâneurs, figures d’un autre âge. Un ancien chef de la CIA, une de ces personnes qui, du côté adverse, s’organisent plutôt qu’elles ne s’indignent, écrit dans Le Monde : « Plus qu’une guerre contre le terrorisme, l’enjeu est d’étendre la démocratie aux parties du monde [arabe et musulman] qui menacent la civilisation libérale, à la construction et à la défense de laquelle nous avons oeuvré tout au long du XXème siècle, lors de la première, puis de la deuxième guerre mondiale, suivies de la guerre froide - ou troisième guerre mondiale. »
Dans tout cela, rien qui nous choque, rien qui nous prenne de court ou qui altère radicalement notre sentiment de la vie. Nous sommes nés dans la catastrophe et nous avons établi avec elle une étrange et paisible relation d’habitude. Une intimité presque. De mémoire d’homme, l’actualité n’a jamais été que celle de la guerre civile mondiale. Nous avons été élevés comme des survivants, comme des machines à survivre. ON nous a formés à l’idée que la vie consistait à marcher, à marcher jusqu’à s’effondrer au milieu d’autres corps qui marchent identiquement, trébuchent puis s’effondrent à leur tour, dans l’indifférence. A la limite, la seule nouveauté de l’époque présente est que rien de tout cela ne puisse plus être caché, qu’en un sens tout le monde le sache. De là les derniers raidissements, si visibles, du système : ses ressorts sont à nu, il ne servirait à rien de vouloir les escamoter.
Beaucoup s’étonnent qu’aucune fraction de la gauche ou de l’extrême gauche, qu’aucune des forces politiques connues ne soit capable de s’opposer à ce cours des choses. « On est pourtant en démocratie, non ? » Et ils peuvent s’étonner longtemps : rien de ce qui s’exprime dans le cadre de la politique classique ne pourra jamais borner l’avancée du désert, car la politique classique fait partie du désert. Quand nous disons cela, ce n’est pas pour prôner quelque politique extra-parlementaire comme antidote à la démocratie libérale. Le fameux manifeste « Nous sommes la gauche », signé il y a quelques années par tout ce que la France compte de collectifs citoyens et de « mouvements sociaux », énonce assez la logique qui, depuis trente ans, anime la politique extra-parlementaire : nous ne voulons pas prendre le pouvoir, renverser l’Etat, etc. ; donc, nous voulons être reconnus par lui comme interlocuteurs.
Partout où règne la conception classique de la politique règne la même impuissance face au désastre. Que cette impuissance soit modulée en une large distribution d’identités finalement conciliables n’y change rien. L’anarchiste de la FA, le communiste de conseils, le trotskiste d’Attac et le député de l’UMP partent d’une même amputation. Propagent le même désert.
La politique, pour eux, est ce qui se joue, se dit, se fait, se décide entre les hommes. L’assemblée, qui les rassemble tous, qui rassemble tous les humains abstraction faite de leurs mondes respectifs, forme la circonstance politique idéale. L’économie, la sphère de l’économie, en découle logiquement : comme nécessaire et impossible gestion de tout ce que l’on a laissé à la porte de l’assemblée, de tout ce que l’on a constitué, ce faisant, comme non-politique et qui devient par la suite : famille, entreprise, vie privée, loisirs, passions, culture, etc.
C’est ainsi que la définition classique de la politique répand le désert : en abstrayant les humains de leur monde, en les détachant du réseau de choses, d’habitudes, de paroles, de fétiches, d’affects, de lieux, de solidarités qui font leur monde. Leur monde sensible. Et qui leur donne leur consistance propre.
La politique classique, c’est la mise en scène glorieuse des corps sans monde. Mais l’assemblée théâtrale des individualités politiques masque mal le désert qu’elle est. Il n’y a pas de société humaine séparée du reste des êtres. Il y a une pluralité de mondes. De mondes qui sont d’autant plus réels qu’ils sont partagés. Et qui coexistent.
La politique, en vérité, est plutôt le jeu entre les différents mondes, l’alliance entre ceux qui sont compatibles et l’affrontement entre les irréconciliables.
Aussi bien, nous disons que le fait politique central des trente dernières années est passé inaperçu. Parce qu’il s’est déroulé dans une couche du réel si profonde qu’elle ne peut être dite « politique » sans amener une révolution dans la notion même de politique. Parce qu’en fin de compte cette couche du réel est aussi bien celle où s’élabore le partage entre ce qui est tenu pour réel et le reste. Ce fait central, c’est le triomphe du libéralisme existentiel. Le fait que l’on admette désormais comme naturel un rapport au monde fondé sur l’idée que chacun a sa vie. Que celle-ci consiste en une série de choix, bons ou mauvais, Que chacun se définit par un ensemble de qualités, de propriétés, qui font de lui, par leur pondération variable, un être unique et irremplaçable. Que le contrat résume adéquatement l’engagement des êtres les uns envers les autres, et le respect, toute vertu. Que le langage n’est qu’un moyen de s’entendre. Que chacun est un moi-je parmi les autres moi-je. Que le monde est en réalité composé, d’un côté, de choses à gérer et de l’autre, d’un océan de moi-je. Qui ont d’ailleurs eux-mêmes une fâcheuse tendance à se changer en choses, à force de se laisser gérer.
Bien entendu, le cynisme n’est qu’un des traits possibles de l’infini tableau clinique du libéralisme existentiel : la dépression, l’apathie, la déficience immunitaire - tout système immunitaire est d’emblée collectif -, la mauvaise foi, le harcèlement judiciaire, l’insatisfaction chronique, les attachements déniés, l’isolement, les illusions citoyennes ou la perte de toute générosité en font aussi partie.
A la fin, le libéralisme existentiel a si bien su propager son désert que c’est désormais dans ses termes mêmes que les gauchistes les plus sincères énoncent leurs utopies. « Nous reconstruirons une société égalitaire à laquelle chacun apporte sa contribution et dont chacun retire les satisfactions qu’il en attend. [ ... ] En ce qui concerne les envies individuelles, il pourrait être égalitaire que chacun consomme à mesure des efforts qu’il est prêt à fournir. Là encore il faudra redéfinir le mode d’évaluation de l’effort fourni par chacun », écrivent les organisateurs du Village alternatif, anticapitaliste et anti-guerre contre le G 8 d’Evian dans un texte intitulé Quand on aura aboli le capitalisme et le salariat ! Car c’est là une clef du triomphe de l’empire : parvenir à tenir dans l’ombre, à entourer de silence le terrain même où il manoeuvre le plan sur lequel il livre la bataille décisive : celui du façonnage du sensible, du profilage des sensibilités. De la sorte, il paralyse préventivement toute défense dans le moment où il opère, et ruine jusqu’à l’idée d’une contre-offensive. La victoire est remportée chaque fois que le militant, au terme d’une dure journée de « travail politique », s’affale devant un film d’action.
Lorsqu’ils nous voient nous retirer des pénibles rituels de la politique classique - l’assemblée générale, la réunion, la négociation, la contestation, la revendication -, lorsqu’ils nous entendent parler de monde sensible plutôt que de travail, de papiers, de retraite ou de liberté de circulation, les militants nous regardent d’un oeil apitoyé. « Les pauvres, semblent-ils dire, ils sont en train de se résigner au minoritarisme, ils s’enferment dans leur ghetto, ils renoncent à l’élargissement. Ils ne seront jamais un mouvement. » Mais nous croyons exactement le contraire : ce sont eux qui se résignent au minoritarisme en parlant leur langage de fausse objectivité, dont le poids n’est que celui de la répétition et de la rhétorique. Personne n’est dupe du mépris voilé avec lequel ils parlent des soucis « des gens », et qui leur permet d’aller du chômeur au sans-papiers, du gréviste à la prostituée sans jamais se mettre enjeu - car ce mépris est une évidence sensible. Leur volonté de « s’élargir » n’est qu’une façon de fuir ceux qui sont déjà là, et avec qui, par-dessus tout, ils redouteraient de vivre. Et finalement, ce sont eux, qui répugnent à admettre la signification politique de la sensibilité, qui doivent attendre de la sensiblerie leurs pitoyables effets d’entraînement.
A tout prendre, nous préférons partir de noyaux denses et réduits que d’un réseau vaste et lâche. Nous avons suffisamment connucette lâcheté.
Proposition III
Ceux qui voudraient répondre à l’urgence de la situation par l’urgence de leur réaction ne font qu’ajouter à l’étouffement. Leur façon d’intervenir implique le reste de leur politique, de leur agitation. Quant à nous, l’urgence de la situation nous libère juste de toute considération de légalité ou de légitimité, devenues de toute façon inhabitables. Qu’il nous faille une génération pour construire dans toute son épaisseur un mouvement révolutionnaire victorieux ne nous fait pas reculer. Nous l’envisageons avec sérénité. Comme nous envisageons sereinement le caractère criminel de notre existence, et de nos gestes.
Scolie
NOUS AVONS CONNU, nous connaissons encore, la tentation de l’activisme.
Les contre-sommets, les campagnes contre les expulsions, contre les lois sécuritaires, contre la construction de nouvelles prisons, les occupations, les camps No Border ; la succession de tout cela. La dispersion progressive des collectifs répondant à la dispersion même de l’activité.
Courir après les mouvements.
N’éprouver au coup par coup sa puissance qu’au prix de retourner chaque fois à une impuissance de fond. Payer chaque campagne au prix fort. La laisser consommer toute l’énergie dont nous disposons. Puis aborder la suivante, chaque fois plus essoufflés, plus épuisés, plus désolés.
Et peu à peu, à force de revendiquer, à force de dénoncer, devenir incapables de simplement percevoir ce qui est pourtant supposé être à l’origine de notre engagement, la nature de l’urgence qui nous traverse.
L’activisme est le premier réflexe. La réponse conforme à l’urgence de la situation présente. La mobillisation perpétuelle au nom de l’urgence, avant de sembler un moyen de les combattre, est ce à quoi nous ont habitués nos gouvernements, nos patrons.
Des formes de la vie disparaissent chaque jour, espèces végétales ou animales, expériences humaines, et combien de relations possibles entre formes vivantes et formes de vie. Mais notre sentiment de l’urgence n’est pas tant lié à la vitesse de ces disparitions qu’à leur irréversibilité, et plus encore à notre inaptitude à repeupler le désert.
L’activiste se mobilise contre la catastrophe. Mais ne fait que la prolonger. Sa hâte vient consommer le peu de monde qui reste. La réponse activiste à l’urgence demeure elle-même à l’intérieur du régime de l’urgence, sans espoir d’en sortir ou de l’interrompre.
L’activiste veut être partout. Il se rend en tout lieu où le conduit le rythme des détraquements de la machine. Partout, il apporte son inventivité pragmatique, l’énergie festive de son opposition à la catastrophe. Incontestablement, l’activiste se bouge. Mais jamais il ne se donne les moyens de penser comment faire. Comment faire pour entraver concrètement l’avancée du désert, pour établir sans attendre des mondes habitables.
Nous désertons l’activisme. Sans oublier ce qui fait sa force : une certaine présence à la situation. Une aisance de mouvement en son sein. Une façon d’appréhender la lutte, non par l’angle moral ou idéologique, mais par l’angle technique, tactique.
Le vieux militantisme donne l’exemple inverse. Il y a quelque chose de remarquable dans l’imperméabilité des militants aux situations. Nous nous souvenons de cette scène, à Gênes : une cinquantaine de militants de la LCR brandissent leurs drapeaux rouges labellisés « 100% à gauche ». Ils sont immobiles, intemporels. Ils vocifèrent leurs slogans calibrés, entourés d’un service d’ordre. Pendant ce temps, à quelques mètres de là, certains d’entre nous affrontent les lignes de carabiniers, renvoyant les lacrymos, défonçant le dallage des trottoirs pour en faire des projectiles, préparant des cocktails Molotov à partir de bouteilles trouvées dans les poubelles et d’essence tirée des Vespa retournées. A ce propos, les militants parlent d’aventurisme, d’inconscience. Ils prétextent que les conditions ne sont pas réunies. Nous disons que rien ne manquait, que tout était là, sauf eux.
Ce que nous désertons, dans le militantisme, c’est cette absence à la situation. Comme nous désertons l’inconsistance à laquelle l’activisme nous condamne.
Les activistes eux-mêmes éprouvent cette inconsistance. Et c’est pourquoi, périodiquement, ils se tournent vers leurs aînés, les militants. Ils leur empruntent des manières, des terrains, des slogans. Ce qui les attire, dans le militantisme, c’est la constance, la structure, la fidélité qui leur manquent. Aussi les activistes en viennent à de nouveau à contester, à revendiquer - les « papiers pour tous », la « libre circulation des personnes », le « revenu garanti » ou les « transports gratuits ».
Le problème, avec les revendications, c’est que, formulant des besoins dans des termes qui les rendent audibles par les pouvoirs, elles ne disent d’abord rien de ces besoins, de ce qu’ils appellent de transformations réelles du monde. Ainsi, revendiquer la gratuité des transports ne dit rien de notre besoin de voyager et non de se déplacer, de notre besoin de lenteur.
Mais aussi, les revendications ne font le plus souvent que masquer les conflits réels dont elles énoncent les enjeux. Réclamer les transports gratuits ne fait qu’ajourner dans un certain milieu la diffusion des techniques de fraude. En appeler à la libre circulation des personnes ne fait qu’éluder la question d’échapper, pratiquement, au resserrement du contrôle.
Se battre pour le revenu garanti, c’est, au mieux, se condamner à l’illusion qu’une amélioration du capitalisme est nécessaire pour pouvoir en sortir. Quoi qu’il en soit, l’impasse est toujours la même : les ressources subjectives mobilisées sont peut-être révolutionnaires, elles demeurent insérées dans ce qui se présente comme un programme de réforme radicale. Sous prétexte de dépasser l’alternative entre réforme et révolution, c’est dans une ambiguïté opportune que l’on s’installe.
La catastrophe présente est celle d’un monde rendu activement inhabitable. D’une espèce de ravage méthodique de tout ce qui demeurait de vivable dans la relation des humains entre eux et à leurs mondes. Le capitalisme n’aurait pas pu triompher à l’échelle planétaire sans des techniques de pouvoir, des techniques proprement politiques - des techniques, il y en a de toutes sortes, avec ou sans outils, corporelles ou discursives, érotiques ou culinaires, jusqu’aux disciplines et aux dispositifs de contrôle ; et cela n’aide en rien de dénoncer le règne de la technique ». Les techniques politiques du capitalisme consistent d’abord à briser les attaches où un groupe trouve les moyens de produire d’un même mouvement les conditions de sa subsistance et celles de son existence. A séparer les communautés humaines des choses innombrables, pierres et métaux, plantes, arbres aux mille usages, dieux, djinns, animaux sauvages ou apprivoisés, médecines et substances psycho-actives, amulettes, machines, et tous les autres êtres en relation avec lesquels les groupes humains constituent des mondes.
Ruiner toute communauté, séparer les groupes de leurs moyens d’existence et des savoirs qui y sont liés : c’est la raison politique qui commande l’incursion de la médiation marchande dans tous les rapports. Comme il a fallu liquider les sorcières, c’est-à-dire à la fois les savoirs médicinaux et les passages entre les règnes qu’elles faisaient exister, il faut aujourd’hui que les paysans renoncent à semer leurs propres semences, afin d’assurer la mainmise des multinationales de l’agroalimentaire et autres organismes de gestion des politiques agricoles.
Ces techniques politiques du capitalisme, les métropoles contemporaines en forment les points de concentration maximale. Les métropoles sont ce milieu où il n’y a presque rien que l’on puisse, à la fin, se réapproprier. Un milieu dans lequel tout est fait pour que l’humain se rapporte seulement à lui-même, se produise séparément des autres formes d’existence, les côtoie ou les utilise sans jamais les rencontrer.
Sur fond de cette séparation, et pour la rendre durable, on s’est appliqué à rendre criminelle la plus petite tentative de passer outre les rapports marchands.
Le champ de la légalité se confond depuis longtemps avec celui des contraintes multiples à se rendre la vie impossible, par le salariat ou l’auto-entreprise, le bénévolat ou le militantisme.
En même temps que ce champ devient toujours plus inhabitable, on a fait de tout ce qui peut contribuer à rendre la vie possible un crime.
Là où les activistes clament « No one is illegal », il faut reconnaître exactement l’inverse : une existence entièrement légale serait aujourd’hui une existence entièrement soumise.
Il y a les fraudes au fisc et les emplois fictifs, les délits d’initié et les fausses faillites ; il y a les fraudes au RMI et les fausses fiches de paye, les arnaques aux APL et les détournements de subventions, les restaus aux frais de la princesse et les amendes qu’on fait sauter. Il y a les voyages dans la soute d’un avion pour franchir une frontière, et les voyages sans ticket pour faire un trajet en ville ou à l’intérieur d’un pays. La fraude dans le métro, le vol à l’étalage, sont les pratiques quotidiennes de milliers de gens dans les métropoles. Et ce sont des pratiques illégales d’échange de graines qui ont permis de sauvegarder bien des espèces de plantes. Il y a des illégalismes plus fonctionnels que d’autres au système-monde capitaliste. Il y en a qui sont tolérés, d’autres qui sont encouragés, d’autres enfin qui sont punis. Un potager improvisé sur un terrain vague aura toutes les chances de se voir rasé au bulldozer avant la première récolte.
Si l’on prend en compte la somme des lois d’exception et des règlements coutumiers qui régissent chacun des espaces que traverse n’importe qui en un jour, il n’est pas une existence, désormais, qui puisse être assurée d’impunité. Les lois, les codes, les décisions de jurisprudence existent qui rendent toute existence punissable ; il suffirait pour cela qu’ils soient appliqués à la lettre.
Nous ne sommes pas prêts à parier que là où croît le désert croît aussi ce qui sauve. Rien ne peut arriver qui ne commence par une sécession avec tout ce qui fait croître ce désert.
Nous savons que construire une puissance de quelque ampleur prendra du temps. Il y a beaucoup de choses que nous ne savons plus faire. A vrai dire, comme tous les bénéficiaires de la modernisation et de l’éducation dispensée dans nos contrées développées, nous ne savons presque rien faire. Même cueillir des plantes pour en faire non pas un usage décoratif mais culinaire, ou médical, passe désormais au mieux pour archaïque au pire pour sympathique.
Nous faisons un constat simple : n’importe qui dispose d’une certaine quantité de richesses et de savoirs que le simple fait d’habiter ces contrées du vieux monde rend accessibles, et peut les communiser.
La question n’est pas de vivre avec ou sans argent, de voler ou d’acheter, de travailler ou non, mais d’utiliser l’argent que nous avons à accroître notre autonomie par rapport à la sphère marchande.
Et si nous préférons voler que travailler, et auto-produire que voler, ce n’est pas par souci de pureté. C’est parce que les flux de pouvoir qui doublent les flux de marchandises, la soumission subjective qui conditionne l’accès à la survie, sont devenus exorbitants,
Il y aurait bien des manières inappropriées de dire ce que nous envisageons : nous ne voulons ni partir à la campagne ni nous réapproprier des savoirs anciens et les accumuler. Notre affaire n’est pas seulement celle d’une réappropriation de moyens. Ni non plus celle d’une réappropriation de savoirs. Si l’on mettait ensemble tous les savoirs et les techniques, toute l’inventivité déployée dans le champ de l’activisme, on n’obtiendrait pas un mouvement révolutionnaire. C’est une question de temporalité. Une question de construire les conditions où une offensive peut s’alimenter sans s’éteindre, d’établir les solidarités matérielles qui nous permettent de tenir.
Nous croyons qu’il n’y a pas de révolution sans constitution d’une puissance matérielle commune. Nous n’ignorons pas l’anachronisme de cette croyance.
Nous savons qu’il est trop tôt, et aussi bien, qu’il est trop tard, c’est pourquoi nous avons le temps.
Nous avons cessé d’attendre.
Proposition IV
Nous situons le Point de renversement, la sortie du désert, la fin du Capital dans l’intensité du lien que chacun parvient à établir entre ce qu’il vit et ce qu’il pense. Contre les tenants du libéralisme existentiel, nous refusons de voir là une affaire privée, un problème individuel, une question de caractère. Au contraire, nous partons de la certitude que ce lien dépend de la construction de mondes partagés, de la mise en commun de moyens effectifs.
Scolie
CHACUN EST QUOTIDIENNEMENT sommé d’admettre combien la question de la « relation entre la vie et la pensée » est naïve, dépassée, et témoigne au fond d’une pure et simple absence de culture. Nous y voyons un symptôme. Car cette évidence n’est qu’un effet de la redéfinition libérale, si fondamentalement moderne, de la distinction entre le public et le privé. Le libéralisme a posé en principe que tout devait être toléré, que tout pouvait être pensé, dès lors que reconnu comme étant sans conséquence directe au niveau de la structure de la société, de ses institutions et du pouvoir d’État. N’importe quelle idée peut être admise, son expression doit même être favorisée, dès lors que les règles du jeu social et étatique sont acceptées. Autrement dit, la liberté de pensée de l’individu privé doit être totale, sa liberté de s’exprimer doit en principe l’être tout autant, mais il ne doit pas vouloir les conséquences de sa pensée -pour ce qui concerne la vie collective.
Le libéralisme a peut-être inventé l’individu, mais il l’a inventé d’emblée mutilé. L’individu libéral, qui ne s’exprime jamais mieux, de nos jours, que dans les mouvements pacifistes et citoyens, est cet être qui est censé tenir à sa liberté dans l’exacte mesure où cette liberté n’engage à rien, et ne cherche surtout pas à s’imposer aux autres. Le précepte stupide « ma liberté s’arrête où commence celle des autres » est aujourd’hui reçu comme une vérité indépassable. Même John Stuart Mill, pourtant l’un des relais essentiels de la conquête libérale, a noté qu’une conséquence fâcheuse s’ensuivait : il est permis de tout désirer, à la seule condition que ce ne soit pas désiré trop intensément, que ça ne déborde pas les limites du privé, ou en tout cas celles de la « libre expression » publique.
Ce que nous appelons libéralisme existentiel, c’est l’adhésion à une série d’évidences au coeur desquelles apparaît une essentielle disponibilité du sujet à la trahison. Nous avons été habitués à fonctionner dans cette sorte de sous-régime qui nous rend quittes par avance de l’idée même de trahison. Ce sous-régime émotionnel est le gage que nous avons accepté comme garantie de notre devenir-adulte. Avec, pour les plus zélés, le mirage d’une autarcie affective comme idéal indépassable. Il n’y a pourtant que trop à trahir pour ceux qui se décident à garder un lien avec les promesses, portées sans doute depuis l’enfance, qui continuent de les accompagner.
Parmi les évidences libérales, il y a celle de se comporter, même à l’égard de ses propres expériences, comme un propriétaire. C’est pourquoi ne pas se conduire en individu libéral, c’est d’abord ne pas tenir à ses propriétés. Ou alors il faut donner un autre sens à« propriétés » : non plus ce qui m’appartient en propre, mais ce qui m’attache au monde, et qui à ce titre ne m’est pas réservé, n’a rien à voir ni avec une propriété privée ni avec ce qui est supposé définir une identité (le " Je suis comme ça" et sa confirmation : « Ça c’est bien toi ! »). Si nous rejetons l’idée de propriété individuelle, nous n’avons rien contre les attachements. L’exigence de l’appropriation ou de la réappropriation se réduit pour nous à la question de savoir ce qui nous est approprié, c’est-à-dire adéquat, en termes d’usage, en termes de besoin, en termes de relation à un lieu, à un moment de monde.
Le libéralisme existentiel est l’éthique spontanée adéquate à la social-démocratie envisagée comme idéal politique. Vous ne serez jamais meilleur citoyen que lorsque vous serez capable de renier une relation ou un combat pour garder votre place. Ça n’ira pas toujours sans douleur, mais c’est précisément là que le libéralisme existentiel est efficace : il prévoit même les remèdes aux malaises qu’il génère. Le chèque à Amnesty, le paquet de café équitable, la manif contre la dernière guerre, boire Daniel Mermet sont autant de non-actes déguisés en gestes qui sauvent. Faites exactement comme d’habitude, c’est-à-dire promenez-vous dans les espaces livrés et faites-y vos courses, les mêmes que toujours, mais en plus, en supplément, donnez-vous bonne conscience ; achetez no logo, boycottez Total Fina Elf, cela doit suffire à vous persuader que l’action politique, au fond, ne demande pas grand-chose, et que vous aussi, vous êtes capables de vous « engager ». Rien de neuf dans ce commerce d’indulgences, mais la difficulté se fait sentir de trancher dans la confusion ambiante. La culture invocatoire de l’autre-monde-possible, la pensée Max Havelaar laissent peu d’espace pour parler d’éthique autrement que sur l’étiquette. La multiplication des associations environnementalistes, humanitaires, « de solidarité » vient opportunément canaliser le mal-être généralisé et contribue ainsi à la perpétuation de l’état des choses, par la valorisation personnelle, la reconnaissance et son lot de subventions « honnêtement » perçues, par le culte, en somme, de l’utilité sociale.
Surtout plus d’ennemis. Tout au plus des problèmes, des abus voire des catastrophes, autant de dangers desquels seuls les dispositifs du pouvoir peuvent nous protéger.
Si l’obsession des fondateurs du libéralisme était l’élimination des sectes, c’est parce qu’en elles se joignaient tous les éléments subjectifs dont la mise au ban formait la condition d’existence de l’Etat moderne. Pour un sectaire, avant tout, la vie est exactement ce qui peut se rendre adéquat à ce qu’une pensée reconnue comme vraie est à même d’exiger - à savoir, une certaine disposition à l’égard des choses et des événements du monde, une façon de ne pas perdre de vue ce qui importe. Il y a une concomitance entre l’apparition de « la société » (et de son corrélat : « I’économie ») et la redéfinition libérale du public et du privé. La collectivité sectaire est par elle-même une menace pour ce que désigne le pléonasme « société libérale ». Et ce dans la mesure où elle est une forme d’organisation de la sécession. Là résidait le cauchemar des fondateurs de l’Etat moderne : un pan de collectivité se détache du tout, ruinant ainsi l’idée d’une unité sociale. Deux choses que la « société » ne peut supporter : qu’une pensée puisse être incorporée, c’est-à-dire qu’elle puisse prendre effet sur une existence en termes de conduite de vie ou de manière de vivre ; que cette incorporation puisse être non seulement transmise, mais partagée, communisée. Il n’en faut pas plus pour que FON ait pris l’habitude de disqualifier comme « secte » toute expérience collective hors contrôle.
Partout s’est insérée l’évidence du monde marchand. Cette évidence est l’instrument le plus opérant pour déconnecter les buts et les moyens, pour sécréter ainsi la « vie quotidienne » comme un espace d’existence qu’il nous incombe seulement de gérer. La vie quotidienne est ce à quoi nous sommes censés vouloir retourner, comme à l’acceptation d’une nécessaire et universelle neutralisation. Elle est la part toujours grandissante de renoncement à la possibilité d’une joie non différée. Comme dit un ami : elle est la moyenne de tous nos crimes possibles.
Rares sont les collectivités qui peuvent échapper au gouffre qui les attend, à savoir l’écrasement sur l’extrême platitude du réel, la communauté comme comble de l’intensité moyenne, retour des lents délitements maladroitement remplis par quelques banals marivaudages.
La neutralisation est une caractéristique essentielle de la société libérale. Les foyers de neutralisation, où il est requis qu’aucune émotion ne déborde, où chacun est tenu de se contenir, tout le monde les connaît et surtout, tout le monde les vit comme tels : entreprises (mais qu’est-ce qui, aujourd’hui, n’est pas « entreprise » ?), boîtes de nuit, lieux d’activités sportives, centres culturels, etc. La véritable question est de savoir pourquoi, étant entendu que chacun sait à quoi s’en tenir quant à ces lieux, pourquoi, donc, peuvent-ils être malgré tout si courus ? Pourquoi vouloir de préférence, toujours et avant tout le « que rien ne se passe », que rien n’arrive en tout cas qui serait susceptible de provoquer des ébranlements trop profonds ? par habitude ? par désespoir ? par cynisme ? Ou encore : parce que l’on peut ainsi éprouver le délice d’être quelque part tout en n’y étant pas, d’être là tout en étant essentiellement ailleurs ; parce qu’ainsi ce que nous sommes au fond serait préservé au point de n’avoir plus à exister.
Ce sont ces questions « éthiques » qui doivent avant tout être posées, et surtout, ce sont elles que nous retrouvons au cœur même de la politique : comment répondre à la neutralisation affective, à celle des effets potentiels de pensées décisives ? Et aussi : comment les sociétés modernes jouent-elles de ces neutralisations ou plutôt les font jouer comme un rouage essentiel à leur fonctionnement ? Comment nos dispositions à l’atténuation relaient-elles en nous et jusque dans nos expériences collectives l’effectivité matérielle de l’empire ?
L’acceptation de ces neutralisations peut bien sûr aller de pair avec de grandes intensités de création. Vous pouvez expérimenter jusqu’à la folie, à condition d’être une singularité créatrice, et de produire en public la preuve de cette singularité (les « oeuvres »). Vous pouvez encore savoir ce que signifie l’ébranlement, mais à condition de l’éprouver seul, et à la limite de le transmettre indirectement. Vous serez alors reconnu comme artiste ou comme penseur, et, pour peu que vous soyez « engagé », vous pourrez jeter à la mer toutes les bouteilles que vous voudrez, avec la bonne conscience de qui voit plus loin et aura prévenu les autres.
Nous avons, comme beaucoup, fait l’expérience de ce que les affects bloqués dans une « intériorité » tournent mal : ils peuvent même tourner en symptômes. Les rigidités que nous observons en nous viennent des cloisons que chacun s’est cru obligé d’édifier pour marquer les limites de sa personne, et pour contenir en elle ce qui ne doit pas déborder. Lorsque, pour une raison ou pour une autre, ces cloisons viennent à se fissurer et à se briser, alors, quelque chose arrive, qui peut être effroyable, qui a peut-être même essentiellement à voir avec la frayeur, mais une frayeur capable de nous délivrer de la peur. Toute mise en question des limites individuelles, des frontières tracées par la civilisation peut s’avérer salvatrice. Une certaine mise en péril des corps accompagne l’existence de toute communauté matérielle : lorsque les affects et les pensées ne sont plus assignables à l’un ou à l’autre, lorsqu’une circulation s’est comme rétablie, dans laquelle transitent, indifférents aux individus, affects, idées, impressions et émotions. Il faut seulement bien comprendre que la communauté comme telle n’est pas la solution : c’est sa disparition, partout et tout le temps, qui est le problème.
Nous ne percevons pas les humains isolés les uns des autres ni des autres êtres de ce monde ; nous les voyons liés par de multiples attachements, qu’ils ont appris à dénier. Cette dénégation permet de bloquer la circulation affective par laquelle ces multiples attachements sont éprouvés. Ce blocage, à son tour, est nécessaire pour que l’habitude soit prise du régime d’intensité le plus neutre, le plus terne, le plus moyen, celui qui peut faire désirer les vacances, le retour des repas ou les soirées-détente comme un bienfait - c’est-à-dire comme quelque chose de tout aussi neutre, moyen et terne, mais librement décidé. De ce régime d’intensité, il est vrai très occidenté, l’ordre impérial se nourrit.
On nous dira : en faisant l’apologie des intensités émotionnelles expérimentées en commun, vous allez à l’encontre de ce que les êtres vivants réclament pour vivre, à savoir la douceur et le calme - d’ailleurs aujourd’hui vendus au prix fort, comme toute denrée raréfiée. Si l’on veut dire par là que notre point de vue est incompatible avec les loisirs autorisés, même les fanatiques des sports d’hiver pourraient reconnaître que ce ne serait pas une grande perte, de voir brûler toutes les stations de ski et de redonner l’espace aux marmottes. En revanche, nous n’avons rien contre la douceur que tout vivant en tant que vivant porte avec lui. « Il se pourrait que vivre soit une chose douce », n’importe quel brin d’herbe le sait mieux que tous les citoyens du monde.
Proposition V
A toute préoccupation morale, à tout souci de pureté, nous substituons l’élaboration collective d’une stratégie. N’est mauvais que ce qui nuit à l’accroissement de notre puissance. Il appartient à cette résolution de ne plus distinguer entre économie et politique. La perspective de former des gangs n’est pas pour nous effrayer ; celle de passer pour une mafia nous amuse plutôt.
Scolie
ON NOUS A VENDU ce mensonge : ce que nous aurions de plus propre serait ce qui nous distingue du commun.
Nous faisons l’expérience inverse : toute singularité s’éprouve dans la manière et dans l’intensité avec laquelle un être fait exister quelque chose de commun. Au fond, c’est de là que nous partons, là
que nous nous retrouvons.
Le plus singulier en nous appelle un partage.
Or nous constatons ceci : non seulement ce que nous avons à partager n’est à l’évidence pas compatible avec l’ordre dominant, mais celui-ci s’acharne à pourchasser toute forme de partage dont il n’édicte pas les règles. Dans les métropoles, par exemple, la caserne, l’hôpital, la prison, l’asile et la maison de retraite sont les seules formes admises d’habitation collective. L’état normal est l’isolement de chacun dans son cube privé C’est là qu’il retourne invariablement, quelque bouleversantes que soient les rencontres qu’il fait par ailleurs, les répulsions qu’il éprouve.
Nous avons connu ces conditions d’existence, et jamais nous n’y reviendrons. Elles nous affaiblissent trop. Nous rendent trop vulnérables. Nous font dépérir.
L’isolement, dans les « sociétés traditionnelles », est la peine la plus dure à laquelle on puisse condamner un membre de la communauté. C’est maintenant la condition commune. Le reste du désastre suit logiquement.
C’est en vertu de l’idée bornée que chacun se fait de son chez-soi qu’il paraît naturel de laisser la rue à la police. ON n’aurait pas pu rendre le monde si résolument inhabitable ni prétendre contrôler toute socialité - des marchés aux bars, des entreprises aux backrooms - si l’ON n’avait préalablement accordé à chacun le refuge de l’espace privé.
Dans notre fugue hors de conditions d’existence qui nous mutilent, nous avons trouvé les squats ou plutôt la scène squat internationale. Dans cette constellation de lieux occupés où s’expérimentent, quoi qu’on en dise, des formes d’agrégation collective hors contrôle, nous avons connu, dans un premier temps, un accroissement de puissance. Nous nous sommes organisés pour la survie élémentaire - récup’, vol, travaux collectifs, repas en commun, partage de techniques, de matériel, d’inclinations amoureuses - et nous avons trouvé des formes d’expression politique concerts, manifs, action directe, sabotage, tracts.
Puis, peu à peu, nous avons vu ce qui nous entourait se transformer en milieu et de milieu en scène. Nous avons vu l’édiction d’une morale se substituer à l’élaboration d’une stratégie. Nous avons vu des normes se solidifier, des réputations se construire, des trouvailles se mettre à fonctionner, et tout devenir si prévisible. L’aventure collective s’est muée en morne cohabitation.
Une tolérance hostile s’est emparée de tous les rapports. On s’est arrangé. Et nécessairement, à la fin, ce qui se figurait être un contre-monde s’est réduit à n’être plus qu’un reflet du monde dominant : les mêmes jeux de valorisation personnelle sur le terrain du vol, de la baston, de la correction politique ou de la radicalité -, le même libéralisme sordide dans la vie affective, les mêmes soucis de territoire, de mainmise, la même scission entre vie quotidienne et activité politique, les mêmes paranoïas identitaires. Avec, pour les plus chanceux, le luxe de fuir périodiquement sa misère locale en la portant ailleurs, là où elle est encore exotique.
Nous n’imputons pas ces faiblesses à la forme squat. Nous ne la renions ni ne la désertons. Nous disons que squatter n’aura à nouveau un sens pour nous qu’à condition de s’entendre sur les bases du partage dans lequel nous sommes engagés. Dans les squats comme ailleurs, la confection collective d’une stratégie est la seule alternative au repli sur une identité, à l’intégration ou au ghetto.
En matière de stratégie, nous retenons toutes les leçons de la « tradition des vaincus ».
Nous nous souvenons des débuts du mouvement ouvrier.
Ils nous sont proches.
Parce que ce qui fut mis en oeuvre dans sa phase initiale se rapporte directement à ce que nous vivons, à ce que nous voulons aujourd’hui mettre en oeuvre.
La constitution en force de ce qui allait être appelé « mouvement ouvrier » a d’abord reposé sur le partage de pratiques criminelles. Les caisses noires de solidarité en cas de grève, les sabotages, les sociétés secrètes, la violence de classe, les premières formes de mutualisation visant à sortir de la débrouille individuelle se sont développées en toute conscience de leur caractère illégal, de leur antagonisme.
C’est aux Etats-Unis que l’indistinction entre formes d’organisation ouvrières et criminalité organisée fut la plus tangible. La puissance des prolétaires américains au début de l’ère industrielle tenait au développement, au sein de la communauté des travailleurs, d’une force de destruction et de représailles contre le Capital autant qu’à l’existence de solidarités clandestines. La réversibilité constante du travailleur en malfaiteur appelait en réponse un contrôle systématique, la « moralisation » de toute forme d’organisation autonome. ON marginalisa comme gang tout ce qui excédait l’idéal de l’honnête travailleur. Jusqu’à obtenir la mafia d’un côté et, de l’autre, les syndicats, tous deux produits d’une amputation réciproque.
En Europe, l’intégration des formes d’organisation ouvrières à l’appareil de gestion étatique - fondement de la social-démocratie - fut payée du renoncement à assumer la moindre capacité de nuisance. Ici aussi, l’émergence du mouvement ouvrier relevait de solidarités matérielles, d’un urgent besoin de communisme. Les « maisons du peuple » furent les derniers refuges de cette indistinction entre nécessités de communisation immédiate et nécessités stratégiques liées à la mise en oeuvre du processus révolutionnaire. Le « mouvement ouvrier » s’est ensuite développé comme progressive séparation entre le courant coopératif, niche économique coupée de sa raison d’être stratégique, et, par ailleurs, des formes politiques et syndicales projetées sur le terrain du parlementarisme, de la cogestion. C’est de l’abandon de toute visée sécessionniste qu’est née cette absurdité - la gauche. Le comble en est atteint quand des syndicalistes dénoncent le recours à la violence, clamant à qui veut l’entendre qu’ils collaboreront avec les flics pour maîtriser les casseurs.
Le raidissement policier des Etats dans les dernières années prouve seulement ceci : que les sociétés occidentales ont perdu toute force d’agrégation. Elles ne font plus que gérer leur inéluctable décomposition. C’est-à-dire, essentiellement, empêcher toute réagrégation, pulvériser tout ce qui émerge.
Tout ce qui déserte.
Tout ce qui sort du rang.
Mais rien n’y fait. L’état de ruine intérieure de ces sociétés laisse apparaître un nombre croissant de lézardes. Le ravalement continu des apparences n’y peut rien : là, des mondes se forment. Squats, communes, groupuscules, cités, tous essaient de s’extraire de la désolation capitaliste. Le plus souvent, ces tentatives avortent ou meurent d’autarcie, faute d’avoir établi les contacts, les solidarités appropriées. Faute aussi de se percevoir comme partie prenante dans la guerre civile mondiale.
Mais toutes ces réagrégations ne sont encore rien au regard du désir de masse, du désir sans cesse ajourné de tout lâcher. De partir.
En dix ans, entre deux recensements, cent mille personnes ont disparu en Grande-Bretagne. lis ont pris un camion, un ticket, des acides ou le maquis. Ils se sont désaffiliés. Ils sont partis.
Nous aurions aimé, dans notre désaffiliation, avoir un endroit à rallier, un parti à prendre, une direction à emprunter.
Beaucoup, qui partent, se perdent. Et n’arrivent jamais.
Notre stratégie est donc la suivante : établir dès maintenant un ensemble de foyers de désertion, de pôles de sécession, de points de ralliement. Pour les fugueurs. Pour ceux qui partent. Un ensemble de lieux où se soustraire à l’empire d’une civilisation qui va au gouffre.
Il s’agit de se donner les moyens, de trouver l’échelle où peuvent se résoudre l’ensemble des questions qui, posées à chacun séparément, acculent à la dépression. Comment se défaire des dépendances qui nous affaiblissent ? Comment s’organiser pour ne plus travailler ? Comment s’établir hors de la toxicité des métropoles sans pour autant « partir à la campagne » ? Comment arrêter les centrales nucléaires ? Comment faire pour n’être pas forcé d’avoir recours au broyage psychiatrique lorsqu’un ami en vient à la folie, aux remèdes grossiers de la médecine mécaniste lorsqu’il tombe malade ? Comment vivre ensemble sans s’écraser mutuellement ? Comment accueillir la mort d’un camarade ? Comment ruiner l’empire ?
Nous connaissons notre faiblesse : nous sommes nés et nous avons grandi dans des sociétés pacifiées, comme dissoutes. Nous n’avons pas eu l’occasion d’acquérir cette consistance que donnent les moments d’intense confrontation collective. Ni les savoirs qui leur sont liés. Nous avons une éducation politique à mûrir ensemble. Une éducation théorique et pratique.
Pour cela, nous avons besoin de lieux. De lieux où s’organiser, où partager et développer les techniques requises. Où s’exercer au maniement de tout ce qui pourra se révéler nécessaire. Où coopérer. Si elle n’avait renoncé à toute perspective politique, l’expérimentation du Bauhaus, avec tout ce qu’elle contenait de matérialité et de rigueur, évoquerait l’idée que nous nous faisons d’espaces-temps aménagés pour la transmission de savoirs et d’expériences. Les Black Panthers aussi se dotèrent de tels lieux, à quoi ils ajoutèrent leur capacité politico-militaire, les dix mille déjeuners gratuits qu’ils distribuaient chaque jour, leur presse autonome. Bientôt, ils formèrent une menace si tangible pour le pouvoir que FON dut envoyer les services spéciaux pour les massacrer.
Quiconque se constitue ainsi en force sait qu’il devient un parti dans le déroulement mondial des hostilités. La question du recours ou du renoncement à « la violence » n’est pas de celles qui se posent pour un tel parti. Et le pacifisme lui-même nous apparaît plutôt comme une arme supplémentaire au service de l’empire, à côté des contingents de CRS et de journalistes. Les considérations qui doivent nous occuper portent sur les conditions du conflit asymétrique qui nous est imposé, sur les modes d’apparition et d’effacement adéquats à chacune de nos pratiques. La manifestation, l’action à visage découvert, la protestation indignée sont des formes de lutte inadéquates au régime de domination actuel, le renforcent même, en nourrissant d’informations mises à jour ses systèmes de contrôle. Il paraîtra judicieux, par ailleurs, au vu de la friabilité des subjectivités contemporaines, même de nos dirigeants, mais au vu aussi du pathos larmoyant dont on a réussi à entourer la mort du moindre citoyen, de s’attaquer plutôt aux dispositifs matériels qu’aux hommes qui leur donnent un visage. Cela par souci stratégique. Aussi bien, c’est vers les formes d’opération propres à toutes les guérillas qu’il nous faut nous tourner : sabotages anonymes, actions non revendiquées, recours à des techniques aisément appropriables, contre-attaques ciblées.
Il n’y a pas de question morale de la façon dont nous nous procurons nos moyens de vivre et de lutter, mais une question tactique des moyens que nous nous donnons et de l’usage que nous en faisons.
« La manifestation du capitalisme dans nos vies, c’est la tristesse », disait une amie.
Il s’agit d’établir les conditions matérielles d’une disponibilité partagée à la joie.
Proposition VI
D’un côté, nous voulons vivre le communisme ; de l’autre, nous voulons répandre l’anarchie.
Scolie
L’ÉPOQUE QUE NOUS TRAVERSONS est celle de la plus extrême séparation. La normalité dépressive des métropoles, leurs foules solitaires expriment l’impossible utopie d’une société d’atomes.
La plus extrême séparation enseigne le sens du mot « communisme ».
Le communisme n’est pas un système politique ou économique. Le communisme se passe très bien de Marx. Le communisme se fout de l’URSS. Et l’on ne pourrait s’expliquer que l’ON fasse mine depuis cinquante ans, chaque décennie, de découvrir les crimes de Staline pour s’écrier « Voyez ce que c’est le communisme ! », si l’ON ne pressentait qu’en réalité tout nous y pousse.
Le seul argument qui ait jamais tenu contre le communisme, c’était que l’on n’en n’avait pas besoin. Et certes, pour bornés qu’il soient, il y avait bien encore, jusqu’à une date récente, çà et là, des choses, des langages, des pensées, des lieux, communs, qui subsistaient ; assez en tout cas pour ne pas dépérir. Il y avait des mondes, et ceux-ci étaient peuplés. Le refus de penser, le refus de se poser la question du communisme, avait ses arguments, des arguments pratiques. Ils ont été balayés. Les années 80, les années 80 telles qu’elles perdurent, restent en France comme le repère traumatique de cette ultime purge. Depuis lors, tous les rapports sociaux sont devenus souffrance. Jusqu’à rendre toute anesthésie, tout isolement, préférables. En un sens, c’est le libéralisme existentiel qui nous accule au communisme, par l’excès même de son triomphe.
La question communiste porte sur l’élaboration de notre rapport au monde, aux êtres, à nous-mêmes. Elle porte sur l’élaboration du jeu entre les différents mondes, de la communication entre eux’ Non sur l’unification de l’espace planétaire, mais sur l’instauration du sensible, c’est-à-dire de la pluralité des mondes. En ce sens, le communisme n’est pas l’extinction de toute conflictualité, ne décrit pas un état final de la société après quoi tout est dit. Car c’est par le conflit, aussi, que les mondes communiquent. « Dans la société bourgeoise, où les différences entre les hommes ne sont que des différences qui ne tiennent pas à l’homme même, ce sont justement les vraies différences, les différences de qualitéquinesontpasretenues.Lecommuniste ne veut pas construire une âme collective. Il veut réaliser une société où les fausses différences soient liquidées. Et ces fausses différences liquidées, ouvrir toutes leurs possibilités aux différences vraies. » Ainsi parlait un vieil ami.
Il est évident, par exemple, que l’ON a prétendu trancher la question de ce qui m’est approprié, de ce dont j’ai besoin, de ce qui fait partie de mon monde, par la seule fiction policière de la propriété légale, de ce qui est à moi. Une chose m’est propre dans la mesure où elle rentre dans le domaine de mes usages, et non en vertu de quelque titre juridique. La propriété légale n’a d’autre réalité, en fin de compte, que les forces qui la protègent. La question du communisme est donc d’un côté de supprimer la police, et de l’autre d’élaborer entre ceux qui vivent ensemble des modes de partage, des usages. C’est cette question que l’ON élude chaque jour au fil des « ça me soûle !", des « te prends pas la tête ! ». Le communisme, certes, n’est pas donné. Il est à penser, il est à faire. Aussi bien, tout ce qui se prononce contre lui se ramène-t-il le plus souvent à l’expression de la fatigue. « Mais jamais vous n’y parviendrez... Ça ne peut pas marcher... Les hommes sont ce qu’ils sont... Et puis, c’est déjà suffisamment dur de vivre sa vie... L’énergie est finie, on ne peut pas tout faire. » Mais la fatigue n’est pas un argument. C’est un état.
Le communisme, donc, part de l’expérience du partage. Et d’abord du partage de nos besoins. Le besoin n’est pas ce à quoi les dispositifs capitalistes nous ont accoutumés. Le besoin n’est jamais besoin de chose sans être dans le même temps besoin de monde. Chacun de nos besoins nous lie, par-delà toute honte, à tout ce qui l’éprouve. Le besoin n’est que le nom de la relation par quoi un certain être sensible fait exister tel ou tel élément de son monde. C’est pourquoi ceux qui n’ont pas de monde - les subjectivités métropolitaines, par exemple - n’ont aussi que des caprices. Et c’est pourquoi le capitalisme, là où il satisfait pourtant comme aucun autre le besoin de choses, ne répand universellement que l’insatisfaction : car pour ce faire, il doit détruire les mondes.
Par communisme, nous entendons une certaine discipline de l’attention.
La pratique du communisme, telle que nous la vivons, nous l’appelons « Le Parti ». Lorsque nous parvenons à dépasser ensemble un obstacle ou que nous atteignons un niveau supérieur de partage, nous nous disons que nous « construisons le Parti ». Certainement que d’autres, que nous ne connaissons pas encore, construisent aussi le Parti, ailleurs. Cet appel leur est adressé. Aucune expérience du communisme, dans l’époque présente, ne peut survivre sans s’organiser, se lier à d’autres, se mettre en crise, livrer la guerre. « Parce que les oasis qui dispensent la vie sont anéanties lorsque nous y cherchons refuge. »
Tel que nous l’appréhendons, le processus d’instauration du communisme ne peut prendre la forme que d’un ensemble d’actes de communisation, de mise en commun de tel ou tel espace, tel ou tel engin, tel ou tel savoir. C’est-à-dire de l’élaboration du mode de partage qui leur est attaché. Tel que nous l’appréhendons, le processus d’instauration du communisme ne peut prendre la forme que d’un ensemble d’actes de communisation, de mise en commun de tel ou tel espace, tel ou tel engin, tel ou tel savoir. C’est-à-dire de l’élaboration du mode de partage qui leur est attaché. L’insurrection elle-même n’est qu’un accélérateur, un moment décisif dans ce processus. Tel que nous l’entendons, le Parti n’est pas l’organisation - où tout est inconsistant à force de transparence - et le Parti n’est pas la famille - où tout fleure l’arnaque à force d’opacité.
Le Parti est un ensemble de lieux, d’infrastructures, de moyens communisés et les rêves, les corps, les murmures, les pensées, les désirs qui circulent entre ces lieux, l’usage de ces moyens, le partage de ces infrastructures.
La notion de Parti répond à la nécessité d’une formalisation minimale, qui nous rende accessibles tout en nous permettant de demeurer invisibles. Il appartient à l’exigence communiste de nous expliquer à nous-mêmes, de formuler les principes de notre partage. Afin que le dernier arrivé soit, en cela au moins, l’égal du plus ancien.
A y regarder de près, le Parti pourrait n’être que cela : la constitution en force d’une sensibilité. Le déploiement d’un archipel de mondes. Que serait, sous l’empire, une force politique qui n’aurait pas ses fermes, ses écoles, ses armes, ses médecines, ses maisons collectives, ses tables de montage, ses imprimeries, ses camions bâchés et ses têtes de pont dans les métropoles ? Il nous paraît de plus en plus absurde que certains d’entre nous soient encore contraints de travailler pour le Capital - hors de diverses tâches d’infiltration, bien sûr.
De là vient la puissance offensive du Parti, de ce qu’il est aussi une puissance de production mais qu’en son sein les rapports ne sont des rapports de production que de manière incidente.
Le capitalisme aura consisté dans la réduction de tous les rapports, en dernière instance, à des rapports de production. De l’entreprise à la famille, la consommation elle-même apparaît comme un épisode de plus dans la production générale, dans la production de société.
Le renversement du capitalisme viendra de ceux qui seront parvenus à créer les conditions d’autres types de rapports.
En cela, le communisme dont nous parlons s’oppose terme à terme à ce que l’ON a appelé « communisme », et qui ne fut le plus souvent que socialisme, capitalisme monopoliste d’Etat.
Le communisme ne consiste pas dans l’élaboration de nouveaux rapports de production, mais bien dans l’abolition de ceux-ci.
Ne pas avoir avec notre milieu ou entre nous des rapports de production signifie ne jamais laisser la recherche du résultat prendre le pas sur l’attention au processus, ruiner entre nous toute forme de valorisation, veiller à ne pas disjoindre affection et coopération.
Être attentif aux mondes, à leur configuration sensible, c’est très exactement rendre impossible l’isolement de quelque chose comme des « rapports de production ».
Dans les lieux que nous ouvrons, autour des moyens que nous partageons, c’est cette grâce que nous recherchons, que nous éprouvons.
Pour nommer cette expérience, on entend souvent revenir, en France, le mot de « gratuité ». Plutôt que de gratuité, nous préférons parler de communisme - car nous ne parvenons pas à oublier ce que la pratique de la gratuité implique d’organisation et, à brève échéance, d’antagonisme politique.
Aussi bien, la construction du Parti, dans son aspect le plus visible, consiste pour nous dans la mise en commun, la communisation de ce dont nous disposons. Communiser un lieu veut dire : en libérer l’usage et, sur la base de cette libération, expérimenter des rapports affinés, intensifiés, complexifiés. Si la propriété privée est essentiellement le pouvoir discrétionnaire de priver qui l’on veut de l’usage de la chose possédée, la communisation c’est de n’en priver que les agents de l’empire.
De toute part on nous oppose le chantage d’avoir à choisir entre l’offensive et la construction, la négativité et la positivité, la vie et la survie, la guerre et le quotidien. Nous n’y répondrons pas. Nous voyons trop bien comment cette alternative écartèle puis scissionne et rescissionne tous les collectifs existants. Pour une force qui se déploie, il est impossible de dire si l’anéantissement d’un dispositif qui lui nuit est affaire de construction ou d’offensive, si le fait de parvenir à une relative autonomie alimentaire ou médicale constitue un acte de guerre ou de soustraction. Il est des circonstances, comme dans une émeute, où le fait de pouvoir se soigner entre camarades augmente considérablement notre capacité de ravage. Qui peut dire que s’armer ne participe pas de la constitution matérielle d’une collectivité ? Là où l’on s’entend sur une stratégie commune, il n’y a pas le choix entre l’offensive et la construction, il y a, dans chaque situation, l’évidence de ce qui accroît notre puissance et de ce qui l’entame, de ce qui est opportun et de ce qui ne l’est pas. Et là où cette évidence fait défaut, il y a la discussion et, dans le pire des cas, le pari.
D’une manière générale, nous ne voyons pas comment autre chose qu’une force, qu’une réalité apte à survivre à la dislocation totale du capitalisme pourrait l’attaquer véritablement, c’est-à-dire jusqu’à cette dislocation justement.
Ce dont il s’agira, le moment venu, c’est bien de faire tourner à notre avantage l’écroulement social généralisé, de transformer un affaissement à la manière argentine, ou soviétique, en situation révolutionnaire. Ceux qui prétendent séparer autonomie matérielle et sabotage de la machine impériale disent assez qu’ils ne veulent ni de l’une ni de l’autre. Ce n’est pas une objection contre le communisme que la plus grande expérimentation du partage dans la période récente ait été le fait du mouvement anarchiste espagnol entre 1868 et 1939.
Proposition VII
Le communisme est à tout moment possible. Ce que nous appelons « Histoire » n’est à ce jour que l’ensemble des détours inventés par les humains pour le conjurer. Que cette « Histoire » se ramène depuis un bon siècle à une accumulation variée de désastres, et seulement à cela, dit bien que la question communiste ne peut plus être suspendue. C’est cette suspension qu’il nous faut, à son tour, suspendre.
Scolie
« MAIS QU’EST?CE QUE VOUS voulez au juste. ? Qu’est-ce que VOUS proposez ? »
Ce genre de question peut paraître innocent. Mais ce ne sont pas des questions, malheureusement. Ce sont des opérations.
Renvoyer tout NOUS qui s’exprime à un VOUS étranger, c’est d’abord conjurer la menace que ce NOUS m’appelle de quelque manière, que ce NOUS me traverse. Ensuite, c’est constituer qui ne fait que porter un énoncé - en soi inassignable - en propriétaire de celui-ci. Or, dans l’organisation méthodique de la séparation qui domine pour l’heure, les énoncés ne sont admis à circuler qu’à condition de pouvoir justifier d’un propriétaire, d’un auteur. Sans quoi ils menaceraient d’être un peu communs, et seul ce qu’énonce le ON est autorisé à la diffusion anonyme.
Et puis, il y a cette mystification : que, pris dans le cours d’un monde qui nous déplaît, il y aurait des propositions à faire, des alternatives à trouver. Que l’on pourrait, en d’autres termes, s’extraire de la situation qui nous est faite, pour en discuter de manière dépassionnée, entre gens raisonnables.
Or non, il n’y a pas d’espace hors situation. Il n’y a pas de dehors à la guerre civile mondiale. Nous sommes irrémédiablement là.
Tout ce que nous pouvons faire, c’est y élaborer une stratégie. Partager une analyse de la situation et y élaborer une stratégie. C’est le seul NOUS possiblement révolutionnaire, le NOUS pratique, ouvert et diffus de qui oeuvre dans le même sens.
A l’heure où nous écrivons, en août 2003, nous pouvons dire que nous faisons face à la plus grande offensive du Capital depuis une vingtaine d’années. L’anti-terrorisme et la suppression des derniers aménagements conquis en d’autres temps par le défunt mouvement ouvrier donnent le ton d’une mise au pas générale de la population. Jamais les gestionnaires de la société n’ont si bien su de quels obstacles ils étaient affranchis et de quels moyens ils étaient détenteurs. Ils savent, par exemple, que la petite bourgeoisie planétaire qui peuple désormais les métropoles est bien trop désarmée pour offrir la moindre résistance à son anéantissement programmé. Comme ils savent que se trouve désormais inscrite par millions de tonnes de béton, à même l’architecture de tant de « villes nouvelles », la contre-révolution qu’ils dirigent. A plus long terme, il semble que le plan du Capital soit bien de détacher à l’échelle du globe un ensemble de zones sécurisées, incessamment reliées entre elles, et où le processus de valorisation capitaliste embrasserait d’un mouvement à la fois perpétuel et inentravé toutes les manifestations de la vie. Cette zone de confort impériale, citoyenne et déterritorialisée formerait une espèce de continuum policier où régnerait un niveau de contrôle à peu près constant, tant politiquement que biométriquement. Le « reste du monde » pourrait alors être brandi, au fur et à mesure de son incomplète pacification, comme repoussoir et, dans le même temps, comme gigantesque dehors à civiliser. L’expérimentation sauvage de cohabitation zone à zone entre enclaves hostiles telle qu’elle se déroule depuis des décennies en Israël offrirait le modèle de la gestion du social à venir. Nous ne doutons pas que l’enjeu réel de tout cela soit, pour le Capital, de se reconstituer depuis la base sa société à lui. Quelle qu’en soit la forme, et à quelque prix que ce soit.
On a vu avec l’Argentine que l’effondrement économique d’un pays entier n’était pas, de son point de vue, trop cher payer.
Dans ce contexte, nous sommes ceux, tous ceux qui éprouvent la nécessité tactique de ces trois opérations :
1. Empêcher par tous les moyens la recomposition de la gauche.
2. Faire progresser, de « catastrophe naturelle » en « mouvement social », le processus de communisation, la construction du Parti.
3. Porter la sécession jusque dans les secteurs vitaux de la machine impériale.
1. Périodiquement, la gauche est en déroute. Cela nous amuse mais ne nous suffit pas. Sa déroute, nous la voulons définitive. Sans remède. Que plus jamais le spectre d’une opposition conciliable ne vienne planer dans l’esprit de ceux qui se savent inadéquats au fonctionnement capitaliste. La gauche - cela tout le monde l’admet aujourd’hui, mais nous en souviendrons-nous encore après-demain ? - fait partie intégrante des dispositifs de neutralisation propres à la société libérale. Plus s’avère l’implosion du social, plus la gauche invoque « la société civile. » Plus la police exerce impunément son arbitraire, plus elle se déclare pacifiste. Plus l’Etat s’affranchit des dernières formalités juridiques, plus elle devient citoyenne. Plus l’urgence s’accroît de s’approprier les moyens de notre existence, plus la gauche nous exhorte à attendre, à réclamer la médiation, sinon la protection de nos maîtres. C’est elle qui nous enjoint aujourd’hui, face à des gouvernements qui se placent ouvertement sur le terrain de la guerre sociale, à nous faire entendre d’eux, à rédiger nos doléances, à former des revendications, à étudier l’économie politique. De Léon Blum à Lula, la gauche n’a jamais été que cela : le parti de l’homme, du citoyen et de la civilisation. Aujourd’hui, ce programme coïncide avec le programme contre-révolutionnaire intégral. Celui de maintenir en place l’ensemble des illusions qui nous paralysent. La vocation de la gauche est donc d’exposer le rêve de ce dont l’empire seul a les moyens. Elle forme le versant idéaliste de la modernisation impériale, la soupape nécessaire à l’insupportable train du capitalisme. ON ne répugne plus à l’écrire dans les publications mêmes du ministère de la Jeunesse, de l’Education et de la Recherche : « Désormais chacun sait que sans l’aide concrète des citoyens, l’Etat n’aura ni les moyens ni le temps de réussir les chantiers qui peuvent éviter à notre société d’exploser. » (Envie d’agir - Le Guide de l’engagement)
Défaire la gauche, c’est-à-dire maintenir constamment ouvert le canal de la désaffection sociale, n’est pas seulement nécessaire mais aujourd’hui possible. Nous sommes témoins, alors même que se renforcent à un rythme accéléré les structures impériales, du passage de la vieille gauche travailliste, fossoyeuse du mouvement ouvrier et issue de lui, à une nouvelle gauche, mondiale, culturelle, dont on peut dire que le négrisme forme la pointe la plus avancée. Cette nouvelle gauche est encore mal assise sur la récente neutralisation du « mouvement anti-mondialisation ». Les leurres qu’elle avance passent encore pour tels, tandis que les anciens n’agissent plus.
Notre tâche est de ruiner la gauche mondiale partout où elle se manifeste, de saboter méthodiquement, c’est-à-dire tant dans la théorie que dans la pratique, chacun de ses possibles moments de constitution. Ainsi, notre succès, à Gênes, n’aura pas tant résidé dans les spectaculaires affrontements avec la police ou dans les dommages infligés aux organes de l’Etat et du Capital que dans le fait que la diffusion des pratiques de confrontation propres au « Black Bloc » dans tous les cortèges de la manifestation ait sabordé l’apothéose annoncée des Tute Bianche. Aussi bien, notre échec depuis lors est de n’avoir pas su élaborer notre position de telle manière que cette victoire dans la rue devienne autre chose que le simple épouvantail agité désormais systématiquement par tous les mouvements dits « pacifistes ».
C’est maintenant le repli de cette gauche mondiale sur les forums sociaux - repli dû au fait qu’elle a été vaincue dans la rue - qu’il nous faut attaquer.
2. D’année en année s’accroît la pression pour que tout fonctionne. A mesure que progresse la cybernétisation du social, la situation normale se fait plus impérieuse. Et c’est tout à fait logiquement que se multiplient, dès lors, les situations de crise, les dysfonctionnements. Une panne d’électricité, une canicule ou un mouvement social ne diffèrent pas, du point de vue de l’empire. Ce sont des perturbations. Il faut les gérer. Pour l’instant, c’est-à-dire du fait de notre faiblesse, ces situations d’interruption se présentent comme autant de moments où l’empire survient, s’inscrit dans la matérialité des mondes, expérimente de nouvelles procédures. C’est là, surtout, qu’il s’attache plus fermement les populations qu’il prétend secourir. L’empire se donne partout pour l’agent du retour à la situation normale. Notre tâche, à l’inverse, est de rendre habitable la situation d’exception. Nous ne parviendrons à véritablement « bloquer la société-entreprise » qu’à condition de peupler ce blocage d’autres désirs que celui du retour à la normale.
Ce qui se produit dans une grève ou dans une « catastrophe naturelle », en un sens, est bien semblable. Une suspension intervient dans la régularité organisée de nos dépendances. Vient à nu, alors, en chacun, l’être de besoin, l’être communiste, ce qui essentiellement nous lie et ce qui essentiellement nous sépare. Le voile de honte dont tout cela se couvrait d’habitude se déchire. La disponibilité à la rencontre, à l’expérimentation d’autres rapports au monde, aux autres, à soi, telle qu’elle se manifeste là, suffit à balayer tout doute quant à la possibilité du communisme. Quant au besoin de communisme, aussi. Ce qui est alors requis, c’est notre capacité d’auto-organisation, notre capacité, en nous organisant d’emblée sur la base de nos besoins, de faire durer, de propager, de rendre effective la situation d’exception, sur la terreur de quoi repose le pouvoir impérial. Cela est particulièrement frappant dans les « mouvements sociaux ». L’expression même « mouvement social » semble être là pour suggérer que ce qui importe vraiment, alors, c’est ce vers quoi l’on va, et non ce qui se passe là. Il y a dans tous les mouvements sociaux, à ce jour, un parti pris de ne pas se saisir de ce qui est là, par quoi s’explique le fait qu’ils se succèdent sans jamais s’agréger, semblant plutôt se chasser l’un l’autre. De là la texture particulière, si volatile, de la socialité de mouvement, où tout engagement paraît si révocable. De là, aussi, leur invariable dramaturgie : un rapide essor dû à la résonance médiatique puis, partant de cette agrégation hâtive, la lente mais fatale usure ; enfin, le mouvement tari, le dernier carré d’irréductibles qui s’encarte à tel ou tel syndicat, fonde telle ou telle association, espérant par là trouver une continuité organisationnelle à son engagement. Mais ce n’est pas une telle continuité que nous recherchons : le fait de disposer de locaux où éventuellement se réunir et d’une photocopieuse pour tirer des tracts. La continuité que nous recherchons est celle qui nous permet, après avoir lutté pendant des mois, de ne pas retourner travailler, de ne pas reprendre le travail comme avant, de continuer à nuire. Et celle-là, nous ne pouvons la bâtir que durant les mouvements. Elle est affaire de mise en commun immédiate, matérielle, de construction d’une véritable machine de guerre révolutionnaire, de construction du Parti.
Il s’agit, comme nous le disions, de s’organiser sur la base de nos besoins - de parvenir à répondre progressivement à la question collective de manger, de dormir, de penser, de s’aimer, de créer des formes, de coordonner nos forces - et de concevoir cela comme un moment de la guerre contre l’empire.
C’est seulement de la sorte, en habitant les perturbations mêmes du programme, que nous pourrons contrer ce « libéralisme économique » qui n’est que la stricte conséquence, la mise en oeuvre logique du libéralisme existentiel qui est partout accepté, pratiqué, auquel chacun est attaché comme à son droit le plus élémentaire, y compris ceux qui voudraient défier le « néo-libéralisme ». C’est ainsi que le Parti se construira, comme une traînée de lieux habitables laissés derrière elle par chacune des situations d’exception que rencontre l’empire. On ne manquera pas, alors, de constater comme les subjectivités et les collectifs révolutionnaires deviennent moins friables, à mesure qu’ils se donnent un monde.
3. L’empire est manifestement contemporain de la constitution de deux monopoles : d’un côté, le monopole scientifique des descriptions « objectives » du monde et des techniques d’expérimentation sur celui-ci, de l’autre le monopole religieux des techniques de soi, des méthodes par quoi s’élaborent des subjectivités - monopole à quoi’ se rattache directement la pratique psychanalytique. D’un côté un rapport au monde pur de tout rapport à soi - à soi comme fragment du monde -, de l’autre un rapport à soi pur de tout rapport au monde - au monde en tant qu’il me traverse. Tout se passe dès lors comme si les sciences et les religions, dans leur écartèlement même, configuraient l’espace où l’empire est idéalement libre de se mouvoir.
Certes, ces monopoles sont diversement distribués suivant les zones de l’empire. Dans les contrées dites développées, les sciences constituent un discours de vérité auquel est reconnu le pouvoir de mettre en forme l’existence même de la collectivité, là où le discours religieux a perdu cette capacité. C’est donc là qu’il nous faut, pour commencer, porter la sécession.
Porter la sécession dans les sciences ne signifie pas se jeter sur elles comme sur une forteresse à conquérir ou à raser, mais rendre saillantes les lignes de fracture qui les parcourent, prendre le parti de ceux qui accentuent ces lignes, et qui pour cela, commencent par ne pas les masquer. Car de la même façon que des fêlures travaillent en permanence la fausse compacité du social, de la même façon chaque branche des sciences forme un champ de bataille saturé de stratégies. Longtemps, la communauté scientifique est parvenue à donner d’elle-même l’image d’une grande famille unie, consensuelle pour l’essentiel, et si respectueuse des règles de courtoisie. Ce fut même là l’opération politique majeure attachée à l’existence des sciences : voiler les déchirements internes, et exercer, depuis cette image lissée, des effets de terreur inégalés. Terreur vers le dehors, comme privation, pour tout ce qui n’est pas reconnu comme scientifique, du statut de discours de vérité. Terreur vers le dedans, comme disqualification polie, féroce, des hérésies potentielles. « Cher collègue ... »
Chaque science met en oeuvre un ensemble d’hypothèses ; ces hypothèses sont autant de décisions quant à la construction du réel. Cela est aujourd’hui largement admis. Ce qui est dénié, c’est la signification éthique de chacune de ces décisions, ce en quoi elles engagent une certaine forme de vie, une certaine façon de percevoir le monde (par exemple, éprouver le temps de l’existence comme déroulement d’un « programme génétique », ou la joie comme une affaire de sérotonine).
Ainsi, les jeux de langage scientifiques semblent moins faits pour établir une communication entre ceux qui en usent que pour exclure ceux qui les ignorent. Les agencements matériels, étanches, dans lesquels s’insère l’activité scientifique laboratoires, colloques, etc. - portent en eux le divorce entre les expérimentations et les mondes qu’elles pourraient configurer. Il ne suffit pas de décrire la manière dont les recherches dites « fondamentales » sont toujours connectées par quelque biais aux flux militaro-marchands, et dont réciproquement, ceux-ci contribuent à définir les contenus, les orientations mêmes de la recherche. La façon qu’ont les sciences de participer à la pacification impériale, c’est d’abord de mener les seules expérimentations, de tester les seules hypothèses qui sont compatibles avec le maintien de l’ordre dominant. Notre façon de ruiner l’ordre impérial ne peut que passer par l’ouverture d’espaces disponibles aux expérimentations antagonistes. Il dépend de l’existence de tels lieux de dégagement que des expérimentations accouchent de leurs mondes connexes comme il dépend de la pluralité de ces mondes que s’exprime la conflictualité étouffée des pratiques scientifiques.
Il s’agit que les praticiens de la vieille médecine mécaniste et pasteurienne rejoignent ceux qui pratiquent les médecines « traditionnelles », tout égarement new age mis à part. Que l’on cesse de confondre l’attachement à la recherche avec la défense judiciaire de l’intégrité des laboratoires. Que les pratiques agricoles non productivistes se développent hors du pré carré des labels bio. Que soient toujours plus nombreux ceux qui éprouve vent le caractère irrespirable des contradictions de « l’éducation nationale », entre défense de la République et atelier de l’auto-entrepreneuriat diffus. Que la « culture » ne puisse plus s’enorgueillir de la collaboration d’un seul inventeur de formes.
Partout des alliances sont possibles.
La perspective de briser les circuits capitalistes exige, pour devenir effective, que les sécessions se multiplient, et qu’elles s’agrègent.
ON nous dira : vous êtes pris dans une alternative qui, d’une manière ou d’une autre, vous condamne : soit vous parvenez à constituer une menace pour l’empire, et dans ce cas, vous serez rapidement éliminés ; soit vous ne parviendrez pas à constituer une telle menace, vous vous serez vous-mêmes détruits, une fois de plus.
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